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et tout irait à merveille. Son guignon veut que partout il retienne ce louis, et tout se fait mal. » Le propos chez Chazot peut paraître suspect, car le chevalier était prodigue, et plus d’une fois il avait dû recourir à la bourse du roi, jamais assez ouverte à son gré. Mais bien d’autres témoignages, nous l’avons vu, confirment le dire de Chazot, et, çà et là, dans la correspondance de Frédéric, nous avons pu relever, dès avant cette époque, la trace de dispositions parcimonieuses qui, avec l’âge, allaient s’accuser de plus en plus.

Le sculpteur Sigisbert Michel, qui en 1764 avait remplacé S. Adam quand celui-ci eut quitté Berlin, devait lui-même abandonner la place en 1770, « sans qu’on en ait su la raison, » dit le conservateur des collections royales, Mathieu OEsterreich, mais en réalité à propos d’un règlement de compte auquel Frédéric ne pouvait se résoudre. Ce refus lui attirait même une lettre indignée du pauvre sculpteur, suivie d’une requête en règle adressée par ce dernier à l’empereur d’Allemagne pour essayer d’obtenir justice contre le roi de Prusse. Le piquant de l’affaire est que, soit malice, soit désir sincère de venir en aide à l’artiste, sa réclamation fut officiellement transmise à Frédéric par la chancellerie de Vienne, mais aboutit naturellement à une fin de non-recevoir de la part du conseil privé à Berlin.

Vis-à-vis d’un artiste ou d’un écrivain de quelque valeur, ne fût-ce que par souci de sa propre réputation, Frédéric pouvait encore se croire tenu à des ménagemens ; avec des personnages moins en vue, avec des acteurs ou des chanteuses, il en prend plus à son aise. Sa correspondance avec Pollnitz, vers cette époque, est pleine de traits significatifs. Le théâtre a été l’un de ses goûts les plus vifs ; mais il est maintenant moins sensible à ce plaisir et aux satisfactions de vanité que lui donnait autrefois la bonne tenue du théâtre de la cour. Il trouve peu à peu que la charge devient trop lourde. Dans le départ des frais qui incombent à l’état ou à lui-même, la cote n’est pas toujours exactement taillée et, de plus en plus, il restreint sa propre dépense. A propos des exigences des figurans qu’il juge excessives : « Faites des amours à bon marché, dit-il, car à mon âge, on ne les paie plus cher. » Il croit que tout le monde le trompe, qu’on le vole sur l’éclairage, « que les tailleurs le grugent. » On change aussi trop souvent les décors, et il y en a assez de vieux en magasin dont on peut s’accommoder. Quant aux costumes, on pourrait les prolonger davantage, car « les habits sont encore bons, et il faut les rapiécer ; » pour lui, il ne donnera pas « un liard. » Avec ce royal imprésario, qui dispute ainsi pièce à pièce sur la dépense et qui veut rogner sur tous les chapitres, on peut imaginer ce qu’étaient devenues peu à peu les représentations de son théâtre.