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celles qu’elle aurait choisies elle-même. C’est là le principal secret du bonheur, mais combien peu le connaissent ! et, dans ce petit nombre même, à combien peu il est donné d’en tirer profit ! les personnes les plus nobles n’y réussissent pas toujours. Tout ce qu’elles peuvent, la plupart du temps, c’est de subir stoïquement ces circonstances déplaisantes ou de leur échapper en ouvrant leurs ailes et de s’en sauver d’un vol hardi. Oui, mais les subir ne les attendrit et ne les réconcilie pas, s’en sauver ne les détruit pas. Au contraire, elles résistent d’autant plus que vous leur faites mauvais visage, et, si vous leur échappez, votre séparation d’avec elles vous laissera comme étranger partout où vous irez ; de là cet air d’aventurier désorienté que tout wertherien porte presque nécessairement avec lui dans les sphères nouvelles où il s’est élevé ou introduit. Ce n’est donc pas assez de subir ou de supporter ces circonstances déplaisantes, il faut les aimer. Voilà qui semble presque paradoxal, et quelques-uns même diront peut-être révoltant ; cependant la vie ne comporte guère d’autre chance de bonheur. C’est le bonheur en un double sens, négativement pour ainsi dire, car aimer les circonstances ou les personnes auxquelles notre sort est uni, c’est diminuer d’autant leur tyrannie et nous exempter des souffrances du regret ou du dépit. Et c’est le bonheur dans le sens le plus positif, car le bonheur est expansion, et le plus énergique agent d’expansion est l’amour. Qu’importe que ceux qui m’entourent ne soient pas égaux à ce que je suis, puisque l’essentiel est d’aimer ! Leur refuser mon amour est un tort que je me fais à moi-même, car, si je les aime, mon âme atteindra par eux son extension, et, si je ne les aime pas, je me rétrécis et me diminue volontairement. Voilà ce que George Eliot comprit admirablement et observa toute sa vie avec une rectitude parfaite ; tous ses écrits ne sont que des applications diverses de cette vérité, dont elle fit la loi de son être moral et le stimulant de son intelligence.

Elle n’était pas jolie, ce qui est certainement pour une femme un très légitime sujet de chagrin. Cependant elle accepta ce désavantage de la nature comme elle avait accepté les désavantages de la fortune. Cela lui était bien facile, après tout, direz-vous, intelligente comme elle l’était et entourée d’admirateurs sympathiques qui ne voyaient en elle que le talent. Sans doute, seulement on aurait peut-être tort de croire que l’intelligence soit toujours une compensation de l’absence de beauté. Combien de fois ne sert-elle qu’à nous rendre plus cuisant le chagrin de cette privation en nous la représentant plus vivement ! et c’est d’ordinaire le cas pour les personnes aimantes et ardentes comme George Eliot. Et puis, cette cour d’admirateurs n’avait pas toujours existé, car il y avait eu un temps où son intelligence n’avait pas pour se faire reconnaître et saluer