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jugeait plus importantes. La sollicitude qu’il montrait pour les arts et les momens qu’il leur accordait n’absorbaient, nous l’avons dit, que la moindre part de son activité. Nous savons qu’il trouvait du temps pour lire, pour écrire sur l’histoire, pour faire des vers, pour correspondre avec nos auteurs, avec les souverains et les hommes d’état de l’Europe. Le roi a aussi des hôtes et il faut bien qu’il leur accorde quelques instans. Mais, en dehors des repas du soir et des entretiens avec Voltaire, pour lequel, pendant son séjour à Sans-Souci, il était toujours accessible, d’ordinaire il n’aime pas les longues visites et il le fait assez vite sentir à quiconque n’y prendrait point garde. Quant aux soupers de Frédéric, ils sont restés célèbres, et la conversation, qui ne tarit pas, y roule sur les sujets les plus variés. Le charme en est si vif que les convives s’oublient autour de la table, à ce point que les domestiques, obligés de prolonger ainsi la veille, en ont les jambes enflées et tombent de fatigue. Ce n’est pas cependant pour ménager ses gens, c’est surtout pour être plus libre que Frédéric se débarrasse de leur présence en faisant installer dans la salle à manger de Potsdam un mécanisme au moyen duquel, après chaque service, la table descend à l’étage inférieur et en remonte servie à nouveau. Je laisse à penser les propos que ces murs ont entendus, car la retenue n’est le fait d’aucun des compagnons du roi, ni du roi lui-même. Il aime les plaisanteries épicées et, jusque dans ses lettres à la margrave sa sœur, il ne se prive pas de grivoiseries assez risquées. C’est sur ses indications et d’après son propre croquis que, pour lui complaire, Pesne a dû peindre, dans la salle à manger de Sans-Souci, une priapée d’un goût équivoque, dont, avec son talent un peu vulgaire, l’artiste a eu sans doute quelque peine à se tirer. Frédéric pense probablement lui faire ainsi expier les tableaux religieux qu’il a pu commettre, et il formule à son usage une esthétique dont le fond et la forme se valent assurément :


Abandonne tes saints entourés de rayons,
Sur des sujets brillans exerce tes crayons…
Et souviens-toi toujours que c’est au seul amour
Que ton art si charmant doit son être et le jour.


En vérité, on n’est pas plus galant, et Voltaire, qui a la platitude de trouver bons ces méchans vers et de les qualifier de chef-d’œuvre, va jusqu’à dire que « c’est ainsi que Despréaux les eût faits. »

A côté de ces menues distractions, il y a pour Frédéric le travail sérieux, celui qui concerne son métier de roi. Il a beau faire le dégoûté, prétendre qu’il regrette « mille fois sa chère retraite de Rheinsberg, les arts, ses amis et son indépendance, » il est plus sincère quand il ajoute qu’il faut « se plier à son état dans le monde