Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/892

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à son talent de chanteur une habileté remarquable à écrire pour la voix humaine. La Mort de Jésus, la meilleure de ses productions, est encore exécutée de temps à autre à Berlin, — plutôt peut-être à titre de curiosité historique qu’à cause de sa valeur propre, — et nous avons pu l’entendre dans son intégrité, à la Sing-Akademie de Berlin, au printemps de 1881. L’œuvre a vieilli, et on y trouve un peu trop répandues certaines cadences à la mode de l’époque. Elle manque aussi de contrastes et de force et parait, à la longue, assez monotone. On y souhaiterait parfois ces accens rythmés, ces sonorités plus pleines, ces oppositions de sentimens qui, chez Hændel et surtout chez Sébastien Bach, donnent une si admirable puissance au maniement des masses chorales. Tel qu’il est, cet oratorio contient cependant des passages d’une inspiration vraiment élevée et touchante, et l’on est étonné de retrouver sous la plume du maître de chapelle du roi philosophe la sincérité d’émotion et les mélodies plaintives et tendres avec lesquelles il a su exprimer certaines scènes de la Passion, telles que le renoncement de saint Pierre et la mort, même de Jésus.

Avec le concours de ces habiles artistes commencent ces séances de musique qui sans interruption, se prolongeront jusque vers la fin de la vie du roi de Prusse. Il faut être invité pour y assister, et c’est là un grand honneur. Pour Frédéric lui-même, c’est un besoin impérieux que ces concerts quotidiens et il ne saurait s’en passer. A vrai dire, ce ne sont point là des concerts, et les solos du prince en font un peu trop tous les frais. Du reste, il n’est pas sans talent, car il travaille sans relâche à se perfectionner et, même en faisant la part de l’enthousiasme officiel dans les louanges excessives que ses auditeurs prodiguent à son jeu, il convient de lui accorder quelque valeur.

Si agréables et si nombreux qu’ils fussent, ces passe-temps étaient loin de remplir à Rheinsberg tous les momens de la vie de Frédéric. Il y a place pour des occupations plus sérieuses. Le prince se prépare à son métier de roi et, avec sa prodigieuse activité, il se réserve bien des heures de sa journée dont l’emploi échappe à ses hôtes. Quand ils le voient paraître à midi, élégamment vêtu suivant la dernière mode de France, sans parler des instans qu’il pourra encore trouver dans l’après-midi, il a déjà consacré toute sa matinée à lire et à travailler. Levé dès cinq heures, en toute saison, il a eu devant lui un long espace de liberté et il l’a rempli de son mieux. S’il a le goût des lectures purement littéraires, nous avons pu nous convaincre, en relevant les titres des ouvrages réunis dans les trois bibliothèques des châteaux de Potsdam, qu’à côté des poètes et des philosophes ou des moralistes, les historiens y étaient au complet. Les choix sont significatifs : mémoires diplomatiques, histoires des négociations, recueils des divers traités, biographies de tous les