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particuliers d’un pays et d’une époque : deux aspects différens de l’humanité, le goût de l’idéal opposé dans sa noblesse chevaleresque et dans son optimisme chimérique au génie positif de la prose. Don Juan appartient à l’histoire, non à la littérature espagnole ; son nom ne s’attache en Espagne à aucune œuvre d’art. Il ne serait pas sorti de la chronique et des légendes de Séville si Molière n’eût personnifié en lui avec l’art de la séduction l’audace du libertinage et préparé ainsi la matière de l’admirable musique de Mozart.

Trop exclusivement nationaux, par cela même inférieurs à d’autres dans la conception des caractères, les poètes dramatiques de l’Espagne ne le cèdent à personne dans l’art de la composition. Là est leur véritable supériorité. Avant les Anglais et les Français, ils excellent à construire une pièce, à agencer une intrigue, à multiplier les péripéties, à tenir jusqu’au bout l’intérêt en suspens, à préparer l’effet du dénoûment par une série de jeux de scène habilement gradués. Pour l’invention dramatique, ils ont été les maîtres de l’Europe. Leur imagination est si riche, leur théâtre si varié et si fécond que les intrigues inventées et combinées par eux défraient bientôt toutes les scènes. Plus de quarante pièces françaises, parmi les plus connues de notre théâtre, viennent de l’Espagne. On sait ce que Corneille, Molière, Beaumarchais doivent aux Espagnols. Lope de Vega avec ses dix-huit cents drames et comédies, Tirso de Molina, Alarcon, Calderon, offrent à nos écrivains une mine inépuisable d’incidens et de combinaisons dramatiques. Ils ajoutent encore au mérite de leur fécondité par l’agrément de leur style. Ils parlent une langue aimable, pleine de grâce, de fraîcheur, d’éclat. Chez eux les sentimens et les idées se colorent de teintes poétiques. Quoiqu’ils peignent des mœurs très réelles, leurs peintures n’ont rien de vulgaire. Ils échappent à la vulgarité par le mouvement de l’imagination, par l’harmonie du rythme, par la richesse du langage. La réalité qu’ils nous montrent n’est jamais nue, froide, décolorée ; ils la voient eux-mêmes et ils nous la font voir en poètes, à travers les images dont ils l’enveloppent. Leur poésie la transforme, de même que la lumière de leur ciel répand une merveilleuse couleur sur la sécheresse de leur sol et sur l’aridité de leurs rochers.


A. MEZIERES.