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accompagnés de leurs domestiques, qui leur offraient de temps en temps du vin ou du vinaigre pour les empêcher de tomber exténués sur le pavé des rues. Telles étaient les rudes épreuves que les confesseurs espagnols imposaient quelquefois à leurs pénitens ou que ceux-ci s’imposaient d’eux-mêmes par dévotion.

Tous ces traits de mœurs si particuliers, si caractérisés, se retrouvent sur la scène espagnole. L’Espagne se reconnaît dans les œuvres de Lope de Vega et de Calderon. C’est là pour le théâtre espagnol une grande cause de succès. Il plaît aux contemporains par la vérité de ses peintures et il devient en même temps un élément important de l’histoire nationale, le miroir fidèle d’un état social dont les historiens ne pourront recomposer la physionomie qu’à l’aide des renseignemens fournis par le répertoire dramatique. Mais cette gloire s’expie. À force d’être Espagnol et de se renfermer dans l’observation des mœurs locales, le théâtre renonce à concevoir quelques-uns de ces types généraux qui représentent un des caractères éternels de l’humanité. Il ne se dégage pas assez du contingent et du relatif pour créer une de ces grandes figures où tous les hommes reconnaissent quelques traits de sentiment ou de passion qui sont de tous les temps et de tous les pays. Othello, lady Macbeth, Hamlet, Polyeucte, Phèdre, l’Avare, Tartufe appartiennent à l’histoire de l’humanité tout entière. La vie que les auteurs dramatiques leur ont donnée est même si puissante qu’ils sont entrés plus profondément dans la mémoire des hommes que beaucoup de personnages historiques et réels. Leur gloire tout idéale fait pâlir bien des renommées authentiques. Que de généraux illustres sont moins connus que le More Othello, l’obscur soldat de Venise, immortalisé par le genre d’un poète ! Il a suffi à Shakspeare de créer le caractère de lady Macbeth pour effacer le souvenir de toutes les reines d’Ecosse, excepté celui de Marie Stuart.

Le théâtre espagnol n’a pas des visées si hautes. Il peint des individus ; il ne conçoit pas de types et, s’il représente des caractères, ce sont exclusivement des caractères espagnols. Aussi ne lèguet-il à l’histoire dramatique aucun nom de héros ni d’héroïne. Aucun des personnages de Lope de Vega et de Calderon n’a conquis une renommée universelle. Aucun d’eux n’exprime une idée générale. Lorsqu’après la lecture de beaucoup de pièces de leur théâtre, on cherche à se rappeler quelques figures caractéristiques, on trouve des traits de mœurs, des situations piquantes, de charmans détails, mais pas un seul nom de personnage. La littérature espagnole n’a crée que deux types, don Quichotte et Sancho Pança. Ceux-ci sont devenus immortels, parce qu’ils représentent quelque chose de plus que les souvenirs