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de la rédemption. En lisant le Prince Constant, une des plus belles pièces du théâtre espagnol, à côté de scènes qui seraient comprises et admirées sur tous les théâtres de l’Europe, on retrouve un trait particulier du caractère national dans l’âpreté avec laquelle le héros recherche la souffrance, dans la volupté farouche qu’il éprouve à la supporter, dans le regret qu’il témoigne de ne pas. être assez maltraité et dans les provocations qu’il adresse à ses bourreaux. L’exhibition sur la scène d’un corps meurtri et couvert de blessures complète ce tableau de mœurs bien espagnoles.

On croit voir revivre tous ces personnages de Lope de Vega et de Calderon, tous ces traits de la vie espagnole dans les peintures que Mme d’Aulnoy et Mme de Villars nous ont laissées de l’Espagne à la fin du XVIIe siècle[1]. La réalité reproduit ce que la fiction représentait, quelques années auparavant, avec une merveilleuse fidélité. « On n’a jamais su aimer en France, dit Mme d’Aulnoy, comme on prétend que ces gens-ci aiment. » La nuit, les cavaliers montent à cheval pour aller soupirer sous les fenêtres de leurs maîtresses. « Ils leur parlent au travers de la jalousie, ils entrent quelquefois dans le jardin et montent, quand ils le peuvent, à la chambre. Leur passion est si forte qu’il n’y a point de périls qu’ils n’affrontent ; ils vont jusque dans le lieu ou l’époux dort, et j’ai ouï dire qu’ils se voient des années de suite sans oser prononcer une parole, de peur d’être entendus. En un mot, sur toutes les choses que l’on m’a dites, je croirais aisément que l’amour est né en Espagne. » La marquise d’Alcañizas, une des plus grandes et des plus vertueuses dames de la cour, disait ingénument que, si un cavalier restait en tête-à-tête avec elle une demi-heure sans lui demander tout ce que l’on peut demander, elle en aurait un ressentiment si vif qu’elle le poignarderait volontiers.

Une des péripéties les plus fréquentes des comédies de Lope de Vega reproduit simplement ce qui se passait tous les jours dans les rues de Madrid. Une dame, suivie et gênée par un cavalier au moment où elle se rendait chez son amant, implorait l’assistance du premier passant venu, qui se faisait un point d’honneur d’arrêter l’importun et au besoin de tirer l’épée contre lui. Pendant ce temps, la dame s’esquivait et allait à son rendez-vous. Le piquant de l’histoire, c’est que, sous sa mante, on ne pouvait la reconnaître et que le mari, par pure galanterie, se faisait ainsi quelquefois le champion involontaire de sa femme et lui facilitait le moyen de se rendre chez un autre. Mme d’Aulnoy avait bien observé le caractère

  1. La Cour et la Ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle, par la comtesse d’Aulnoy. Nouvelle édition revue et annotée par Mme Carey ; Plon, 1874.