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commence par annoncer brusquement à sa femme qu’il connaît son crime. Comme il l’espérait, elle s’évanouit à cette nouvelle, et il profite de cet évanouissement pour l’attacher sur un siège, la bâillonner et l’envelopper d’un drap. Puis il fait appeler son fils et lui montrant cette forme inanimée : « Un noble de Ferrare, lui dit-il, conspirait contre moi ; on m’a révélé son projet ; je l’ai surpris. Venge-moi et tue-le, sans chercher à savoir qui il est. » Le fils hésite à suivre un ordre si extraordinaire. On hésiterait à moins. Mais, dans les mœurs espagnoles, l’autorité paternelle est si absolue que la lutte ne peut durer longtemps. Lorsque le jeune homme a obéi et frappé cette victime qu’il ne connaît pas, son père le désigne aussitôt aux officiers de service comme ayant assassiné sa belle-mère par ambition, parce qu’il la savait grosse et qu’il craignait de partager son héritage avec un second enfant. Avant que le jeune homme ait eu le temps de répondre et de se défendre, il est mortellement frappé. Grâce à cette succession de coups de théâtre, les deux coupables sont atteints sans que personne soupçonne leur véritable crime.

Dans quel autre pays imaginerait-on un dénoûment de ce genre pour satisfaire un besoin de l’opinion publique ? Le point d’honneur impose à Calderon les mêmes raffinemens qu’à Lope de Vega. Dans le Médecin de son honneur, don Gutierre découvre qu’un homme a pénétré chez sa femme ; un poignard oublié le met sur la trace du séducteur ; il entend sa femme murmurer un nom dans un rêve ; il l’épie et la surprend au moment où elle écrit une lettre accusatrice. Il est jaloux et se croit trompé ; il veut tuer celle qui le trompe. Jusque-là rien qui ne soit naturel et conforme aux sentimens que peut inspirer dans tous les pays du monde une jalousie motivée. Mais la nationalité de don Gutierre se révèle par le mystère et par l’originalité barbare de sa vengeance. Il ne suffit pas que sa femme meure ; il faut que personne ne puisse soupçonner pourquoi elle meurt. Afin d’être assuré du secret, il va lui-même, pendant la nuit, chercher un chirurgien auquel il bande les yeux en le menaçant de son poignard, le conduit dans sa maison à travers mille détours, pour que sa maison ne puisse être reconnue, et l’amène devant une femme voilée qu’il lui ordonne, sous peine de mort, de saigner jusqu’à ce qu’elle meure. Le lendemain, il affiche une grande douleur, il célèbre partout la vertu de sa femme, et il se plaint amèrement qu’une compagne si digne d’être aimée lui ait été enlevée par un accident. Elle était souffrante, le médecin avait ordonné une saignée ; mais, pendant la nuit, les bandes qui enveloppaient le bras malade se sont sans doute détachées ; le matin, on a trouvé la pauvre femme morte dans son lit, épuisée par la perte