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particulier dans la jalousie espagnole, ce qui ne se retrouve pas ailleurs dans la peinture du même sentiment, c’est que le jaloux pense à son honneur plus qu’à son amour.

Prenons pour exemple une des pièces les plus originales de Lope de Vega, dont je regrette de ne pas trouver l’analyse dans l’ouvrage de M. de Viel-Castel : le Châtiment sans vengeance. Le sujet en est emprunté à l’histoire d’Italie ; lord Byron l’a immortalisé dans Parisna. Il s’agit d’un drame domestique auquel la qualité des acteurs donne un grand retentissement. Un prince de Ferrare, qui avait un fils naturel, ayant épousé une femme jeune, découvre une liaison incestueuse entre son fils et sa femme, les fait juger, condamner et décapiter tous deux, puis envoie un mémoire justificatif aux différentes cours d’Italie pour expliquer sa conduite. Le poète dramatique ou le poète lyrique peut trouver, dans un tel sujet, comme le fait lord Byron, l’occasion de peindre un amour coupable, l’ivresse des deux amans, suivie de leurs angoisses, le combat douloureux que se livrent dans le cœur d’un père et d’un mari l’amour paternel et l’amour conjugal. Il y a là une source d’émotions assez fortes pour qu’en général on ne soit pas tenté de compliquer le drame par des incidens nouveaux. Mais la peinture de la jalousie de l’homme offensé serait trop simple aux yeux d’un poète espagnol, si on ne la relevait par un trait de caractère absolument national. Il ne suffit pas à Lope de Vega de nous décrire la torture morale du père trahi par un fils qu’il aime, du mari trompé par une femme adorée. Son héros ne serait pas un héros espagnol s’il faisait ce que tout le monde est capable de faire en pareil cas, si, dans le premier transport de la colère, il frappait lui-même ou livrait au bourreau les deux coupables.

Le point d’honneur exige en Espagne infiniment plus de précautions et de mystère. En vertu des convenances sociales, l’homme offensé doit se venger, mais il doit avant tout cacher le motif de sa vengeance. Aussi le héros de Lope de Vega se garde-t-il bien de se laisser aller à un emportement qui trahirait son offense. Au moment où il souffre le plus, il se possède assez pour que personne ne puisse soupçonner le secret de son malheur. Il combine alors froidement une machination qui lui permette de se débarrasser des deux coupables sans révéler leur faute. Le moyen qu’il invente est si compliqué qu’il ne serait certainement porté sur la scène dans aucun autre pays. Il ne peut être accepté que par un public spécial, imbu de préjugés nationaux qu’on ne retrouverait nulle part ailleurs. Une imagination qui n’est pas espagnole se refuse presque à en supporter l’idée. Pour rester en règle avec les conventions du pays dans lequel Lope de Vega le transporte, le duc de Ferrare