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la femme par la peinture des amours héroïques. Le théâtre, en reflétant les sentimens de la nation, reçut ainsi, dès l’origine, une empreinte poétique. Il s’habitua à peindre la vie sous des couleurs éclatantes, avec une exubérance d’imagination qui répondait à la vivacité des émotions populaires. Quoiqu’il s’adressât aux gens du peuple aussi bien qu’aux grands seigneurs, il ne tomba presque jamais dans la platitude et dans la vulgarité ; la complicité du sentiment public le maintint généralement dans la région de la poésie et l’accoutuma à parler en vers.

Populaire et poétique, destiné à un peuple imprégné de poésie, le théâtre espagnol fut en même temps profondément national. Ceux qui le fondèrent cherchaient avant tout à satisfaire le public auquel ils s’adressaient et à peindre les mœurs de la nation à laquelle ils appartenaient. Ni Lope de Vega, ni Calderon n’obéissent à des lois qui enchaînent leur liberté ; ils n’ont point à compter avec les prescriptions impérieuses d’un code dramatique ; ils ne sont point assaillis par ces scrupules, par ce souci de mettre d’accord les instincts et les règles qui rendaient parfois si malheureux le grand Corneille. L’esprit critique qui inspirait plus tard à Goethe et à Schiller des transactions savantes entre l’art classique et l’art romantique leur fait défaut. Ils écrivent uniquement pour obtenir un succès immédiat. Ils savent cependant qu’il y a des règles, mais ils ne s’en embarrassent pas plus que le public ne s’y intéresse. « Lorsque j’ai à écrire une comédie, dit sans remords et sans fausse honte Lope de Vega, je renferme les principes sous dix clés et je congédie de mon cabinet Plaute et Térence pour qu’ils ne murmurent pas contre moi. J’écris suivant la manière qu’ont inventée ceux qui recherchaient les applaudissemens du public. Car enfin, puisque c’est lui qui paie, il est très juste de lui parler, même en ignorant, pour lui faire plaisir. »

Des auteurs dramatiques qui recherchent avant tout et de parti-pris la faveur publique présentent naturellement aux spectateurs ce que ceux-ci connaissent et aiment le mieux : le tableau des mœurs nationales. Le théâtre devient ainsi le miroir le plus fidèle de la société. On la retrouve tout entière sur la scène avec le contraste habituel de son goût pour le plaisir, de sa gaîté spirituelle et de ses passions violentes. L’excellent Essai sur le théâtre espagnol, que vient de publier M. Louis de Viel-Castel, nous servira à bien montrer la conformité absolue des fictions dramatiques et des mœurs réelles. M. de Viel-Castel a vécu longtemps en Espagne ; il y a appris la langue aux meilleures sources et y a recueilli une très riche bibliothèque. C’est un guide instruit et exact ; on peut le suivre avec confiance.