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cette eau dormante tout caillou fait bruit, toute brise fait ride, tout arbuste fait ombre. C’est dans cette moyenne de la vie anglaise que George Eliot est née et qu’elle a été élevée, et c’est cette moyenne dont elle a présenté le tableau.

Quoique les romans de George Eliot soient avant tout impersonnels, il en est un cependant que l’on peut considérer à beaucoup d’égards comme une autobiographie : le Moulin sur la Floss. Nul doute qu’elle n’ait mis beaucoup d’elle-même et de son enfance dans sa peinture du caractère et de l’enfance de Maggie Tulliver. Comme son héroïne, ce fut une enfant ardente, curieuse, imaginative, éveillée de bonne heure à la vie intellectuelle et possédée d’un irrésistible besoin d’affection. Les livres que Maggie enfant dévore dans le moulin de son père et ceux que Maggie jeune fille emprunte à Philippe Wakem nous disent quelles furent les lectures qui eurent le privilège d’excité ses premiers enthousiasmes et d’assouvir ses premières curiosités ; la vieille Bible de famille, le Pilgrim’s Progress avec les gravures qui permettent de suivre le voyage de Chrétien à travers tant de contrées périlleuses, l’Histoire du diable de Daniel de Foë. Dans les émerveillemens et les admirations de Maggie elle nous a, selon toute probabilité, décrit ses propres impressions. Cela est tout à fait certain pour Walter Scott, dont le roman de Waverley, lu par elle à l’âge de huit ans, la captiva à tel point qu’elle fut capable de le retenir par cœur et d’en faire une sorte de transcription à son usage pour se dédommager de ne pouvoir garder le livre, qui avait été prêté à sa sœur aînée par un ami du voisinage. Un autre contemporain eut le privilège de partager avec Walter Scott l’enthousiasme de sa première adolescence, Charles Lamb, et cette apparente singularité ne nous cause aucune surprise, car elle confirme ce que nous avions soupçonné depuis longtemps, c’est que les Essais d’Elia avaient dû être au nombre des livres favoris de George Eliot. Il y avait plus d’un rapport de nature entre le charmant humoriste et la célèbre romancière, il y avait particulièrement celui-là, qui est capital, c’est que l’un et l’autre n’ont tout leur talent que par la sympathie et la sensibilité. Certes, il y a loin du petit monde microscopique de personnages et de sentimens de Charles Lamb aux larges peintures de George Eliot ; ils n’en ont pas moins ceci en commun qu’ils peignent tous deux selon les mêmes méthodes, avec le même soin méticuleux du détail, la même tendresse pour l’atome ; les cadres sont de dimensions différentes, mais les procédés sont identiques. Elle lui est certainement redevable de bien des subtilités charmantes, de bien des finesses profondes, de bien des petits secrets d’art pour mettre en œuvre les mouvemens les plus cachés de la