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est impossible d’avoir quelque peu voyagé sans les partager et sans être frappé jusqu’à la tristesse de cette décadence de l’influence française à l’extérieur, de cette diminution de notre clientèle. Mais, sans être moins bon patriote que M. Richet, on peut aussi, comme M. Maurice Block, se demander quelles seraient d’abord, en France même, les conséquences de ce développement plus rapide de la population. Connaissant les habitudes sédentaires de nos races françaises, leur patience à endurer la souffrance, le goût persistant qui les rattache ou les ramène au village qui les a vues naître, il est impossible de se dissimuler qu’une seule chose pourra chasser de ses foyers cet excédent de population sur lequel on compte pour relever dans le monde la puissance de la France : c’est l’impossibilité de subsister dans leur patrie ; c’est, en un mot, la misère, de même que c’est la misère qui chasse les Irlandais ou les Allemands vers les prairies de l’Amérique qu’on voudrait nous voir leur disputer. J’ai traversé, il n’y a pas bien longtemps, l’Océan avec un de cas troupeaux d’émigrans qui chaque semaine quittent souvent les larmes aux yeux les plages du vieux monde pour aller chercher une meilleure fortune sur celles du nouveau. Je les ai vus la nuit entassés dans un entrepont nauséabond, le jour essuyant l’arrosage des lames ou les rafales de la pluie, et le soir s’efforçant de secouer leur tristesse par quelques chants mélancoliques. Ce spectacle m’a inspiré une compassion profonde, et je me suis réjoui dans mon cœur de ce que parmi eux il n’y avait pas un seul Français.

Il faut, en effet, voir les choses comme elles sont et avoir le courage de les dire. Nous nous trouvons ici en présence d’une de ces antinomies dont le spectacle du monde offre de fréquens exemples d’une contradiction entre l’intérêt général d’une nation et l’intérêt particulier de ses habitans. L’intérêt général, c’est que la population croisse rapidement : l’intérêt particulier, c’est qu’elle croisse lentement, car l’accroissement trop rapide engendre la misère, et la misère, à son tour, contribue à l’accroissement. Cela peut paraître invraisemblable et cependant cela est. M. Richet conteste, en passant, cette influence de la misère sur le développement de la population, en s’appuyant sur ce fait qu’il n’y a aucune corrélation constante entre la fécondité ou la stérilité d’un département, au point de vue. des naissances, ce qu’on appelle dans une langue un peu barbare sa natalité, et son degré de richesse ou de pauvreté, calculé d’après le rendement de certains impôts. Ainsi le département du Nord, qui est un des plus riches de France, donne un excédent de naissances, tandis que le département des Basses-Alpes, qui est un des plus pauvres, est en même temps un des plus stériles. Mais il ne faut pas confondre un département qui est pauvre au point de vue financier avec un département où il y a beaucoup de pauvres (ce