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Ce principe d’individualité contrarie visiblement les partisans absolus de l’hérédité. Mais l’hérédité a des partisans, plus dociles aux faits, qui ne résistent pas à l’évidence : tel le docteur Lucas, qui a senti profondément la difficulté et s’est efforcé de la résoudre. Il croit y réussir en imaginant tout simplement deux lois qui se balancent dans le jeu des forces vitales : l’une est la loi d’innéité, par laquelle la nature crée et invente sans cesse. ; l’autre est la loi d’hérédité, par laquelle la nature s’imite et se répète continuellement. La première est le principe du divers ; la seconde est le principe du semblable. Si l’une existait seule, il n’y aurait dans le mode de la vie que des différences infinies en qualité et en quantité ; si l’autre existait seule, il n’y aurait que des ressemblances absolues et une trame uniforme de la vie. Mais, pris ensemble, ces deux principes expliquent comment tous les êtres vivans de la même espèce peuvent être à la fois semblables entre eux par leurs caractères spécifiques et différens entre eux par leurs caractères individuels. C’est en ces termes que M. Ribot résume la théorie du docteur Lucas, qu’il repousse d’ailleurs et non sans vivacité. M. Littré, plus indulgent, l’interprète dans son vrai sens et la reprend à son compte. « En toute transmission de la vie, dit-il, le nouvel habitant du monde apporte une part individuelle (ce que M. Lucas nomme innéité) et une part héréditaire qui provient des deux auteurs. Avec beaucoup de sagacité, M. Lucas a démêlé ce double principe, ou, en d’autres termes, ce double fait primordial… C’est l’innéité qui produit dans toutes les familles les hommes de génie, les aptitudes spéciales, les dispositions prédéterminées ; et c’est l’hérédité qui assigne aux races leurs caractères, aux castes leurs mœurs, aux générations des phases historiques et leurs tendances séculaires. » M. Littré porte le principe de l’individualité à ses dernières limites quand il dit : « C’est l’innéité qui, dans la culture des plantes et dans l’élève des animaux, produit les variétés ; et c’est l’hérédité qui, lorsqu’elles en valent la peine, les conserve et les perpétue[1]. »

La psychologie naturaliste, chez plusieurs de ses représentans les plus récens, ne refuse pas d’admettre dans l’homme une spontanéité propre ; dans un très curieux travail sur le développement du pouvoir volontaire, M. Bain en cherche le germe dans cette activité spontanée qui a son siège dans les centres nerveux, qui agit sans aucune impression du dehors, sans aucun sentiment antérieur, quel qu’il soit. M. Wundt, d’une façon plus explicite encore, démêle les causes intérieures, qu’il oppose aux causes extérieures de l’activité volontaire, et qui forment ce qu’il appelle le facteur

  1. Médecine et Médecins, p. 368.