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l’hérédité. Ils sont les premiers et les derniers venus dans la famille qui les a produits, sans aucune transmission visible du don supérieur. Et si nous remontions dans l’histoire, en nous tenant aux temps modernes, Dante, Milton et Shakspeare ne sont-ils pas aussi de grands solitaires que n’expliquent suffisamment ni l’évolution organique, ni le milieu intellectuel, ni la génération ? Toutes ces conditions extérieures du génie qu’on a tant de fois déjà analysées et décrites, préparent l’événement et amorcent l’occasion ; il y manque le dernier trait, le don suprême qui décide de tout le reste et qui fait qu’au milieu de tant de têtes de la même famille ou de la même nation, également prédestinées par le même concours de circonstances, une seule ait été choisie et que sur cette tête, seule élue, le rayon ait brillé ; et l’on se demande toujours : Pourquoi sur cette tête et pas sur une autre ? Non, jusqu’ici la grande inspiration dans la science, dans la poésie et dans l’art, n’a pas dit son secret, pas plus aux physiologistes qu’aux autres. Ces esprits souverains, précisément en ce qu’ils ont d’incommunicable, restent élevés et isolés au milieu du flot des générations qui les précède et qui les suit ; par ce côté supérieur de leur nature ils n’appartiennent pas à la nature. Ces hautes originalités d’intelligence qui dominent l’humanité n’ont pas un père et ne laissent pas de fils selon le sang. En dépit de M. Galton, ce qu’il y a de moins héréditaire au monde, c’est le génie. »

Pour ce qui est de l’hérédité mentale à un moindre degré, que nous représenterons, si l’on veut, par ces mots, le talent, la vocation, l’aptitude, M. de Candolle nous semble en avoir analysé exactement l’origine et les conditions. Il ne nie pas absolument l’hérédité dans l’éclosion des vocations, surtout des vocations scientifiques, qui sont l’objet spécial de son étude, mais il ne la proclame pas exclusive et décisive ; il ne croit pas, après mûr examen, à une hérédité particulière pour telle où telle science ; il n’admet qu’une transmission des facultés élémentaires dans un état d’harmonie et de vigueur qui constitue la bonne santé de l’esprit. Mais que deviendra ce précieux héritage ? Il peut être appliqué de plusieurs manières bien diverses. L’individu qui a reçu de ses parens une certaine dose et une combinaison heureuse d’attention, de mémoire, de jugement, de volonté, et qui représentera le mieux ainsi les caractères de l’espèce humaine, ne sera pas condamné, par une sorte d’héritage fatal, à la spécialité d’un travail quelconque. Le plus souvent, c’est le choix réfléchi ou l’empire des circonstances qui détermine l’emploi de ces facultés, plutôt qu’une hérédité spéciale ; c’est le milieu et la famille qui en décident l’essor ; c’est l’application énergique de la volonté qui en fixe le succès. Il faut sans doute réserver le cas d’un goût déterminé pour telle carrière, ou d’une