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une arête de poisson. Il faut tenir compte de ces circonstances heureuses, qui se présentent à l’artiste dans certaines familles pour vaincre les premiers obstacles du métier et pour mettre dans la main du génie futur des instrumens plus dociles, un crayon ou un pinceau plus familiers et déjà plus habiles dès le premier âge.

Des observations analogues pourraient être faites à propos des musiciens et des savans. Il y a là un élément en partie physiologique et, par conséquent, susceptible d’être héréditaire, qu’il faut noter, c’est la facilité de calculer qui existe dans certaines familles, à peu près comme celle de comprendre instinctivement la musique, que d’autres familles présentent à un degré singulier. M. de Candolle a très bien observé et décrit ces phénomènes. Le sentiment de la musique, c’est-à-dire une aptitude à mesurer le temps et à distinguer les notes, est une disposition de naissance chez beaucoup d’enfans, et dont on trouve l’origine, dans beaucoup de cas, chez le père, la mère ou les descendans qui ont précédé. Quand les parens des deux côtés sont musiciens, presque toujours les enfans naissent avec l’oreille juste. Quand l’un des parens est seul musicien, on voit souvent des frères ou des sœurs différer sous ce rapport. L’aptitude musicale, dans ce cas, n’est pas fractionnée ou atténuée pour chacun des enfans, mais l’un a l’oreille juste, l’autre ne l’a pas. Or l’impression causée par les sons est physique, mais la relation entre les sons et la mesure du temps est plutôt du domaine intellectuel. C’est un de ces phénomènes mixtes, parmi lesquels on peut ranger la faculté du calcul, qui parait tenir en partie à certaine disposition du cerveau et qui, en tout cas, semble héréditaire dans certaines familles, comme l’appréciation des temps qui est la base de la musique[1]. On comprend comment cette facilité à saisir rapidement et à manier, pour les comparer ou les combiner, des valeurs numériques on algébriques, est indispensable aux opérations du mathématicien. Or, on remarque cette faculté de calcul comme un bien propre, une singularité dans certaines familles, parmi lesquelles pourra s’élever un jour un mathématicien illustre.

Ces conditions ne sont pas l’essence du génie, mais elles lui sont très utiles pour l’aider à se dégager, à se révéler. C’est comme l’alphabet du métier pour le compositeur, le mathématicien ou le peintre, et il n’est pas inutile que le métier soit devenu pour le grand homme futur une sorte d’instinct par l’exemple et les traditions de famille. Voilà ce qui explique pourquoi il arrive que les grands peintres, les grands mathématiciens, les grands musiciens se produisent souvent dans des familles où la pratique de ces arts et

  1. Histoire des sciences et des savans, p. 318 et passim.