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volonté sur l’organisme, fit ce pouvoir, qui pourrait dire au juste jusqu’où il s’applique ? Qui peut en mesurer les effets ? Qui peut en déterminer tous les résultats possibles ? Comme il est de soi indéterminé, on veut n’en pas tenir compte. C’est vraiment trop commode. Là même où la liberté paraît le plus sérieusement compromise, par exemple dans la folie et le suicide héréditaires, prenons garde d’être dupes et de trop accorder au prestige des nombres que l’on fait évoluer devant nos yeux. Tous ces tableaux qu’on nous présente ont le double inconvénient d’être très incomplets dans leurs données et souvent contradictoires. Il y a dans ces statistiques des écarts qui étonnent. Après avoir constaté que l’hérédité est au premier rang des causes de la folie, notre consciencieux auteur se pose cette question : Dans quelle proportion agit cette cause par rapport aux autres ? Et voici sa réponse : « Les relevés divers s’accordent très peu entre eux. Les folies héréditaires représentent pour Moreau (de Tours) les 9/10 ; pour d’autres, 1/10 seulement. D’après Maudsley, le chiffre serait au-dessus de 1/4 et au-dessous de 1/2 ; sur cinquante cas d’aliénation qu’il a soigneusement examinés, il en a trouvé seize héréditaires, ce qui donnerait 1/3. Legrand du Saulle a rassemblé quarante-cinq statistiques faites en différens pays d’Europe ou d’Asie ; elles varient de 4 pour 100 à 85 pour 100. » On voit quel vague et quelle incertitude règnent encore dans les documens de ce genre et leurs résultats. D’ailleurs de pareilles statistiques ne répondent qu’à un côté de la question. Quand il s’agit de suicide ou d’aliénation, on ne manque pas de noter les cas similaires dans les ascendans, les faits qui montrent en acte la loi de l’hérédité ; on passe sous silence ceux où la loi ne s’accomplit pas. Un aliéné est soumis à l’examen médical ; on découvre qu’il y a eu des troubles nerveux chez quelqu’un de ses ascendans. Mais si ce fait d’aliénation, qui attire votre attention sur les ascendans, ne s’était pas produit, ces troubles nerveux sans héritiers auraient passé inaperçus ; on les aurait vite oubliés ; on ne s’en souvient qu’à l’occasion du cas similaire qui se produit dans la même famille à la première ou à la seconde génération. Or, combien de malades on aurait trouvés, si on les avait cherchés, qui n’ont pas transmis leur maladie ? Combien de membres de la même famille, sous l’empire des mêmes conditions physiologiques, ont échappé à l’hérédité fatale, on ne le sait pas, on ne le saura jamais. Précisément parce qu’ils ont échappé au mal, on n’a pas tenu compte de leur immunité, on les a perdus de vue. En face de ces statistiques incomplètes et partielles, il y aurait donc à établir une contre-partie indispensable, celle d’une enquête négative. Peut-être se convaincrait-on alors que, même dans les phénomènes mixtes que nous avons examinés jusqu’ici, l’hérédité est moins fréquente qu’on ne l’imagine, que les