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d’irresponsabilité imputable à l’empire absolu de causes physiologiques. Mais déjà ici le doute est possible et les cas sont très rares où l’évidence s’impose ; — De bonne foi, et si l’on met à part ces faits exceptionnels, dans la généralité des cas, chez ces criminels qui semblent hériter des tendances funestes d’une famille, ne subsiste-t-il pas encore une part de liberté qui, mieux cultivée et autrement dirigée, dans des milieux plus favorables par l’exemple et la discipline morale, aurait pu soustraire le malfaiteur à ce déterminisme physique qu’on invoque en sa faveur ? La tendance au crime n’était pas irrésistible par le fait seul de l’hérédité ; elle l’est devenue. Il faut tenir grand compte enfin de l’action du caractère sur lui-même, qui fait que, dans des conditions identiques d’hérédité et d’éducation, les uns se sauvent, les autres se perdent irrémissiblement, sans qu’on puisse chercher à cette différence des destinées une autre cause que celle de la personnalité, que l’on veut en vain proscrire.

Pour mettre sur ce point notre pensée en lumière, nous pourrions prendre l’exemple d’une infirmité singulière, le bégaiement. A coup sûr, elle dépend d’une cause physique, bien, que d’autre part, des causes intellectuelles y concourent ; elle est soumise à la loi de l’hérédité, et cependant elle est susceptible d’être parfaitement réformée par la volonté. En 1875, l’Académie de médecine disait, à propos d’un mémoire sur l’Orthophonie de M. Colombat (de l’Isère) : « Le redressement vocal du bégaiement est sorti du domaine de la médecine pour entrer dans celui de l’enseignement ; on ne traite pas le bègue, on fait son éducation. Le bègue n’a pas un médecin, mais un professeur. » Or si l’on consulte les principes de l’habile professeur couronné par l’Académie de médecine, on verra que tous se résument dans une série d’exercices imposés à l’élève, d’actes volontaires qu’on lui suggère et qui lui permettant de rétablir l’harmonie troublée entre l’influx nerveux qui suit la pensée et les mouvemens musculaires au moyen desquels on peut l’exprimer par la parole. L’éducation du bègue consiste donc dans une sollicitation continuelle de sa volonté, et il est guéri déjà par avance dès qu’il a compris que sa guérison dépend de l’énergie personnelle qu’il apportera au redressement de son infirmité. « Lorsque le bégaiement est héréditaire, le redressement est plus lent, mais il est aussi certain que dans les autres cas, de sorte qu’il appartient à l’individu de fixer en lui et de léguer à ses descendans l’habitude d’une parole correcte qu’il doit à l’énergie déployée pour refaire ce qui a été mal fait par d’autres ou par la nature. C’est un exemple intéressant de solidarité morale[1]. »

J’ajouterai que c’est un exemple intéressant du pouvoir de la

  1. Revue philosophique, mars 1883, p. 325.