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titres de M. Ribot à notre attention. On sait qu’il est un des promoteurs les plus résolus et les plus érudits de la nouvelle psychologie, et qu’il poursuit son œuvre avec une faculté d’analyse et une probité scientifique au-dessus de toute contestation. Si donc nous ne sortons pas de cette lecture convaincus, c’est sans doute que le problème, tel qu’il est posé par l’auteur, n’est pas susceptible d’une solution exacte, et qu’il manque dans les données un élément essentiel qui déconcerte par son influence méconnue les efforts de l’observateur et les prévisions du logicien.

Il faut d’abord bien s’entendre sur le mot hérédité. C’est, comme le dit Littré, la faculté qu’ont les êtres vivans de transmettre par la voie de la génération les variétés acquises[1]. C’est par la transmission de ces variétés qu’elle se distingue de la loi spécifique qui assure la permanence des caractères généraux de l’espèce. Il y a là deux ordres de faits que l’on confond trop souvent, ce qui embrouille singulièrement la question. Par exemple, pour ce qui concerne l’hérédité psychologique, ce qu’il s’agit d’étudier, ce n’est pas la permanence des traits essentiels qui constituent l’homme intellectuel, tels que le langage et la raison, mais bien la transmission des modes particuliers, la répétition exacte des caractères individuels qui tendent, nous dit-on, à s’accumuler, à se fixer chez les descendans comme les caractères spécifiques eux-mêmes. Que l’homme reçoive régulièrement, par voie de génération, certains attributs sans lesquels il ne serait pas un homme, c’est l’idée de l’espèce qui se réalise en lui ; mais que la quantité ou la qualité variables de ces élémens intellectuels et moraux se transmettent aussi fidèlement et se perpétuent, que le même degré de mémoire ou d’imagination, quelles différences d’aptitude intellectuelle ou l’intensité d’une passion, la force d’une habitude se fixent dans le cours des générations, s’acclimatent définitivement dans une famille par une sorte de nécessité analogue et de transmission également régulière, fatale même, toutes les fois qu’elle n’est pas dérangée par d’autres fatalités concurrentes et rivales : voilà dans ses vrais termes le problème de l’hérédité tel qu’il se pose devant nous.

Jusqu’où s’étend cette faculté des ascendans de perpétuer leur ressemblance, avec le flot de la vie, dans les générations qui les suivent ? Jusqu’où va ce pouvoir singulier qui est en eux de marquer à leur effigie la série de leurs descendans ? Dans l’ordre physiologique, la question semble résolue. Il y a plus de trente ans que l’ouvrage du docteur Prosper Lucas fait loi dans cette matière[2]. L’hérédité se trouve tout d’abord inscrite en traits

  1. Médecine et Médecins, p. 366.
  2. Traité philosophique de l’hérédité naturelle, par le docteur Prosper Lucas, 1849.