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elle ; quelques coups de feu, un nuage de poussière jalonnent la direction qu’elle a suivie ; elle est aux prises avec la cavalerie ennemie ; mais est-elle victorieuse ? Toute cette infanterie, qui souvent déjà s’est vue abandonnée par la cavalerie[1], se trouble facilement. Un mot d’ordre venu on ne sait d’où passe comme une traînée fatale de bataillon en bataillon : « La journée est perdue ! en retraite ! » Et lentement, graduellement, sans que personne dirige le mouvement, toute la ligne recule. Où donc est Espenan ? où sont les officiers-généraux ?

En voici un : c’est le maréchal de bataille (chef d’état-major), La Vallière ; il a rejoint dans la nuit (et peut-être aurait-il aussi bien fait de rester à la cour) ; en ce moment, il arrive de la gauche ; il va de régiment en régiment, parle aux chefs de corps : il ne sait rien du duc d’Anguien ; il a vu tomber L’Hôpital ; il engage les mestres de camp à replier leurs troupes en ordre. Le mouvement s’accélère ; déjà ceux de nos bataillons qui n’ont pas été rompus par Isembourg se sont rapprochés de la réserve. Sirot se détache de sa troupe et s’avance : « Que faites-vous donc ? demande-t-il. — Tout le monde bat en retraite, lui répondent les premiers qu’il rencontre ; la bataille est perdue. — Perdue ? s’écrie-t-il, allons donc ! Sirot et ses compagnons n’ont pas donné ! Face en tête ! »

Entre cinq et six heures du matin, notre gauche était battue, notre canon pris, La Ferté prisonnier, L’Hôpital hors de combat, La Barre tué, notre centre en retraite ; l’infanterie italienne s’avançait et les tercios viejos allaient la soutenir. Du point où le duc d’Anguien s’était arrêté pour rallier derrière la ligne espagnole ses escadrons victorieux, il ne pouvait saisir les détails de ce tableau ; mais la direction de la fumée, la plaine couverte de fuyards, la marche de la cavalerie d’Alsace, l’attitude de l’infanterie ennemie, tout lui montrait en traits terribles la défaite d’une grande partie de son armée. Il n’eut pas un instant d’accablement, n’eut qu’une pensée : arracher à l’ennemi une victoire éphémère, dégager son aile battue, non en volant à son secours, mais en frappant ailleurs. Quelques minutes de repos données aux chevaux essoufflés lui ont suffi pour arrêter le plan d’un nouveau combat, conception originale dont aucune bataille n’offre l’exemple. Laissant Gassion sur sa droite avec quelques escadrons pour dissiper tout nouveau rassemblement de la cavalerie wallonne, il fait exécuter à sa ligne de colonnes un changement de front presque complet à gauche, et aussitôt, avec un élan incomparable, il la lance, ou plutôt il la mène en ordre oblique sur les bataillons qui lui tournent le dos.

  1. A Thionville, La Marfée, Honnecourt.