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en bataille sur leur armes, n’attendaient qu’un signe pour se lever, souffler sur la mèche et l’abattre sur le serpentin. » (Sirot.) L’ordre étonnant (sdipenda ordenanza) maintenu dans le camp français fut pour les contemporains un objet d’admiration. Le prince s’étendit sur la terre et s’endormit profondément. Bossuet a peint cette nuit et ces deux armées « enfermées dans les bois et dans des marais pour décider leur querelle comme deux braves en champ clos. » Le lecteur ne nous pardonnerait pas de changer un seul mot dans ce récit dont l’éloquence ne surpasse pas l’exactitude. Voici pourtant un détail à compléter : ce n’est pas le matin « à l’heure marquée, » c’est en pleine nuit qu’il fallut « réveiller cet autre Alexandre. »

Un cavalier vient de se présenter à nos avant-postes ; c’est un Français qui avait pris parti chez les Espagnols. On l’amène, il se jette aux pieds du prince et implore sa grâce, bien payée d’ailleurs par l’importance des renseignemens qu’il apporte : l’ennemi attend Beck le 19 vers sept heures du matin et attaquera immédiatement ; toujours préoccupé d’une tentative de secours venant de notre gauche, il a ramené une partie de la cavalerie d’Alsace dans son ancien quartier à l’ouest de la place ; si l’aile droite française est assez hardie pour s’engager la première, elle sera bien reçue par mille mousquetaires qui passent la nuit « sur le ventre » dans les bouquets de bois tout près d’elle. Le cavalier achève à peine son récit que déjà M. le Duc a modifié certaines parties de son plan et donné de nouveaux ordres d’exécution. Puis il demande son cheval, ses armes, revêt sa cuirasse et met sur sa tête un chapeau orné de cette plume blanche qu’avait illustrée Henri IV, et qui est restée dans l’armée française l’insigne du commandement en chef.

Il faisait encore obscur lorsque les escadrons de première ligne de l’aile droite montèrent à cheval pour appuyer à droite et dégager le front de la seconde ligne. Au même moment, les soldats de Picardie se levaient en silence et s’avançaient sans bruit, laissant auprès des feux quelques hommes dont les ombres passant devant la flamme dissimulaient le départ du régiment. Les enfans perdus, conduits par le sergent-major de Pédamont, pénètrent dans les bouquets de bois, surprennent les mousquetaires ennemis dans cet instant critique où un lourd sommeil s’empare de l’homme qui a veillé. Quelques coups de feu retentissent, les fantassins espagnols se lèvent en désordre, la panique les saisit ; les uns sont frappés par les soldats de Picardie ; les autres se jettent hors du bois et tombent dans un flot de cavaliers ; aucun n’échappa. La lueur grise de l’aurore succédait aux ténèbres de la nuit. Il était trois heures du matin, le 19 mai 1643.