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aurez soin d’éclairer le devant de la scène : « Il ne me suffit pas qu’un poème soit beau, disait Horace, je veux aussi qu’il m’intéresse et qu’il me charme : dulcia sunto. » Soyez tragique, mais que vos amans aient pour eux la jeunesse et l’attrait, qu’ils aillent où le destin les pousse, mais que nous les suivions d’un œil sympathique à travers les événemens même les plus funestes. Ainsi l’ordonne la musique, et de cette loi d’amour, de sympathie, procèdent presque tous les types immortels qu’elle a créés, Valentine et Raoul, Léonore et Florestan, Adolar et Euryanthe, Elsa et Lohengrin. Ce n’était certes pas un esthéticien bien fameux que l’auteur du libretto d’Anna Bolena, mais il avait ce sens musical que possèdent tous les Italiens et, bon gré mal gré, cette loi s’est imposée à lui. Le maestro Donizetti voulant traiter le thème Henry VIII, qu’a fait notre poète ? Il a soigneusement mis à l’arrière-plan l’odieuse figure du roi et cherche dans l’histoire de son héroïne le roman de ses amours avec Percy. La fable est vulgaire, je l’accorde, mais le pathétique s’y maintient. Henry VIII reste dans son personnage de tyran, il ne roucoule pas, il se venge. Quand l’histoire a distribué ses rôles, nul n’a qualité pour intervertir : elle a ses ténors, comme elle a ses barytons, ses basses et ses sopranos, et jamais vous n’obtiendrez d’un public qu’il s’intéresse à la cavatine attendrie d’un Barbe-Bleue soupirant d’une bouche en cœur : Qui donc commande quand il aime ? Lablache était un Henry VIII, il l’était, à ce point que vous en perdiez de vue la partition de Donizetti, comme on raconte que ceux qui jadis voyaient Talma jouer Hamlet en oubliaient Ducis. Comédien de premier ordre et parlant toutes les langues de l’Europe, Lablache ne se contentait pas de connaître à fond son Shakspeare, il possédait sur le sujet et l’érudition et la tradition, depuis Lowin, qui créa le rôle d’original, jusqu’à Bitterton, à qui Davenant l’avait transmise. Car il n’est peut-être pas de champ où les qualités d’un artiste supérieur aient plus à s’exercer. L’emportement et l’esprit de culture, la vengeance et la haine qui se dissimulent sous le plus grand air, la luxure empruntant le manque de la religion, la condescendance et le trivial, la séduction et la corpulence : que de contrastes, de nuances à rendre, et, avec Lablache, tout cela était rendu ! Mais, je le répète, quoi qu’on fasse, il ne saurait y avoir là qu’un intérêt esthétique, et jamais cet Henry VIII laissé en quelque sorte inachevé par Shakspeare ne sera un sujet d’opéra. Deux belles scènes tirées de cette ébauche ne suffisent ni à l’émotion, ni au spectacle d’un drame lyrique. Le pittoresque est absent, l’action inexorablement lugubre, et, sauf la pauvre reine persécutée, aucun de ces personnages n’a droit à la moindre de nos sympathies. La fraîche et gracieuse perspective, en effet et la jolie paire d’amoureux que ce monarque ventripotent et cette fille d’honneur plus que mure qui choisissent l’heure du bourreau pour se conter fleurette ! Il reste bien entendu que je ne querelle ici que le sujet, combiné d’ailleurs, adapté