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Vous plaît-il maintenant de saisir un joli contraste ? Regardez du côté d’Anne Boleyn ; celle-ci n’a point port de reine, c’est en coquette fieffée qu’elle apparaît. Shakspeare ne nous trace d’elle qu’une esquisse, mais impitoyable de vérité. Sans parler du séjour en France et de ses succès de galanterie à la cour de Catherine de Médicis, son arrivée en Angleterre fit sensation. Elle chantait, dansait comme pas une ! Grand amateur de musique et de ballet, Henry, tout de suite, organisa en son honneur des concerts et des sauteries où la reine et ses dames prirent part, et, si cuirassée de calme qu’elle fût, l’épouse espagnole ne laissa pas de s’émouvoir de l’enthousiasme du roi pour les chansons françaises quand c’était Anne Boleyn qui les chantait. Une pareille demoiselle d’honneur inscrite à son budget donnait à penser à Catherine d’Aragon. Au milieu d’un brillant cortège d’adorateurs, l’étoile se levait ; le jeune Percy, fils du duc de Northumberland, eut l’imprudence d’offrir sa main, et reçut à l’instant l’ordre d’épouser la fille du comte de Shrewsbury. Anne crut surprendre là le premier indice de l’illustre et terrible amour dont elle était l’objet, et voici comment la chronique nous raconte que son soupçon se changea en certitude.

— D’où me vient ce présent mystérieux ? Qui vous a chargé de me remettre cet écrin ? demanda la fille d’honneur de la reine d’Angleterre.

— J’ai l’ordre de ne prononcer aucun nom, répondit le messager.

— Alors, remportez ces bijoux, je les refuse.

— Soit ! mais s’il ne m’est permis à moi de nommer personne, rien ne vous empêche, vous, de deviner.

— Et tu sais à n’en pouvoir douter que ce présent m’est destiné ?

— A n’en pouvoir douter, si vous êtes Anne Boleyn.

— Très bien ! je suis Anne Boleyn.

— Ai-je quelque chose à rapportera mon maître de votre part ? interrogea le messager.

— Rien que ce que tu me vois faire, répondit Anne, allant droit à son miroir et se passant au cou les diamans.

Qu’est-ce que les bijoux de Marguerite comparés à ce collier d’Anne Boleyn qui va bouleverser un empire et remuer le peuple anglais jusqu’au plus profond de ses sanctuaires ? Impossible d’imaginer une exposition plus vivante, une scène pittoresque mieux faite pour lancer tout un public in médias res ; il faut que les auteurs de Henry VIII l’aient ignorée, puisqu’on la cherche vainement dans leur drame, qui s’ouvre comme une tragédie classique par un dialogue entre deux confidens.

« Fi de ta chanson politique ! » s’écrie dans le Faust de Goethe un des joyeux garnemens de la taverne d’Auerbach. Toute chanson politique est en effet un trouble-fête ! Or ce sujet de Henry VIII n’est pas autre chose : ôtez-en la politique et l’analyse psychologique, où sera l’intérêt pour le musicien ? L’Opéra vit de passion ; que la sombre histoire forme le fond du tableau, rien de mieux ! mais à condition que vous