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venger de l’empereur, qui lui refusa l’archevêché de Tolède. La reine est tante de l’empereur et, de plus, elle est de caractère une rivale, un obstacle, voilà sa vengeance trouvée. Vingt années de bonheur ont cimenté son union avec le roi ; qu’à cela ne tienne ! le cardinal s’arrangera de manière à susciter dans la conscience de l’époux des scrupules sur la légitimité de son mariage et, s’il subsiste quelques doutes, la sensualité de l’ogre affamé de chair fraîche les lèvera. Le divorce prononcé, Henry VIII épousant la duchesse d’Alencon, sœur du roi de France, c’est la tiare pour Wolsey. Le cardinal a tout prévu, mais il a compté sans le tempérament du maître ; les scrupules aussitôt nés, aussitôt entrevue la perspective d’un nouvel hymen, les désirs du roi ont parlé, et c’est sur Anne Boleyn qu’ils se sont rués : ainsi les habiles se trompent. Libre des soucis de conscience, Henry VIII court à son plaisir ; Wolsey alors lui devient suspect, le pape résiste, on le jette par-dessus bord. Mettre au théâtre un Henry VIII dès cette époque n’était pas une tâche si commode même pour un Shakspeare ; il lui fallait faire ressemblant et pourtant flatter son modèle, ménager les susceptibilités royales de Jacques Ier et cependant ne point trahir l’histoire, qui ne lui donnait à représenter qu’un abominable despote, une espèce de Richard III moins le grandiose et le monstrueux. Il y a réussi d’un art admirable, n’appuyant pas, reléguant de son mieux au second plan les vices et les violences du personnage, mais sans rien omettre ni de sa tyrannie, ni de son hypocrisie, ni de sa cruauté dans la luxure, le montrant à la fois esclave des flatteurs et jaloux de ses droits souverains, défiant et facile à duper, irrésolu et tenace, casuiste raffiné, demi-savant, prince magnifique, plus homme de lettres et théologien que guerrier, plus propre à la dialectique qu’au tournoi, ombrageux envers sa noblesse, aimant comme tous les tyrans à s’entourer de parvenus et, comme tous les tyrans, accessible et bon au pauvre peuple, qui d’ailleurs ne le gêne guère, tandis que d’en haut lui viennent les soucis, d’où sa haine pour la papauté qui le menace, et pour l’Espagne qui le prime. Espagnole, princesse, femme sans reproche, triple raison d’être sacrifiée. Catherine aime son mari d’un amour presque superstitieux ; humble et pieuse servante, dont l’unique joie fut d’obéir, on la répudie après vingt ans. Aucun dévoûment ne lui coûtera ; sa dignité, sa résignation dans cette suprême épreuve, seront au niveau de ses vertus domestiques et de sa naissance. Elle envisage son exil sans amertume et bénit l’indigne époux qui la renvoie. Plus belle encore dans son renoncement que dans sa gloire, elle meurt réconciliée avec ses ennemis, (in touchante et sans romantisme, dont Shakspeare se contente de reproduire le tableau selon l’histoire ; la reine n’abdiquant jamais même à l’instant que les portes du ciel s’ouvrent devant elle ; un calme, une majesté inexprimable, une suavité puisée aux sources de l’éternel féminin !