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cage. C’était par une froide matinée de pluie. La victime était un doux enfant aux cheveux bouclés, à la peau très blanche, dont le seul défaut était d’aimer un peu trop à rire. L’instrument faisait peine à voir, le manche avait trois pieds de long. Les élèves avaient grimpé sur les bancs, sur les pupitres pour ne perdre aucun détail de cette intéressante affaire. « Quand Neville eut détaché son pantalon, quand il se fut agenouillé sur le gradin du billot et que six coups s’abattirent sur sa personne en faisant le même bruit que si on eût versé sur lui six baquets d’eau, je pensai m’évanouir. Ce que j’éprouvai alors, je ne l’ai ressenti qu’une fois dans ma vie, le jour où je vis pendre un homme. » Mais M. Brinsley s’accoutuma bientôt à ces spectacles ; quelques mois plus tard, il les contemplait avec indifférence, il finit même par s’en amuser. À la vérité, son amusement fut moins vif quand il fut fouetté à son tour. Il y a des bizarreries dans les lois anglaises, il était permis aux élèves d’aller à la Tamise pour s’y baigner ou pour y canoter ; il leur était interdit de se laisser voir dans les rues qui y conduisent. Un maître venait-il à paraître, ils étaient tenus de s’esquiver comme ils pouvaient, et on les voyait s’élancer dans les boutiques comme des lapins qui rentrent dans leurs terriers. Cela s’appelait shirking, ou l’art de se dérober. Soit ignorance de la règle, soit distraction, M. Brinsley oublia de se dérober ; il lui en coûta cinq grands coups de martinet, et encore trouva-t-on que c’était peu.

Passe encore d’être fouetté quand on est fag ; mais il est dur de l’être encore à l’âge où l’on craint la honte plus que la douleur. M. Brinsley vit un jour un grand jeune homme qui avait près de six pieds de haut et une moustache charmante et qui se demandait avec angoisse s’il consentirait à se laisser donner les étrivières. Il avait acheté une commission dans la cavalerie, son uniforme était prêt ; il devait quitter le collège dès le lendemain et rejoindre son régiment dix jours plus tard. Par malheur, il s’était livré la veille à de trop copieuses libations, on l’avait ramassé ivre mort. Ce galant officier se résigna à son destin, il reçut ses douze coups et se sépara dans les meilleurs termes du directeur du collège, le docteur Goodford.

Il ne plaisantait pas, le docteur Goodford ; il était fermement convaincu que le fouet est le meilleur des instituteurs, que c’était faire tort à la jeunesse que de le lui servir avec trop de ménagement. Il ouvrait une histoire à ce sujet. On racontait qu’un élève ayant refusé de se laisser fouetter avait été mis à la porte ; mais à quelque temps de là, s’étant ravisé, il était revenu du Yorkshire à Eton pour y subir sa peine. M. Goodford venait de partir pour un voyage en Suisse. Le jeune homme se procure un fouet réglementaire, le fourre dans sa malle et se lance à la poursuite de son directeur. Il le manque à Genève, puis à Lucerne, ne parvient à le rattraper qu’au couvent du Grand-Saint-Bernard. Là, M. Goodford, se laissant attendrir par le récit de son odyssée,