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qu’une génération de paysans fortunés, dit un texte cité par M. de Calonne. Le cultivateur n’a pas plus tôt acquis un peu de bien qu’il fait quitter la charrue à son fils pour l’envoyer à la ville, et le pourvoir d’un office. » L’unique différence, et elle est considérable, — mais non pas peut-être au sens où on l’entend d’ordinaire, — c’est que, sauf dans la finance, on n’arrivait pas à tout en partant de rien. Il fallait deux ou trois générations pour élever la famille rurale aux honneurs de la « grande robe, » et des honneurs de la « grande robe » pour l’élever à la vraie noblesse, il fallait deux ou trois générations encore. Il est bien permis de se demander si, dans un grand pays comme la France, cette antique lenteur ne valait pas mieux aux intérêts de tous que la moderne rapidité. Il y a comme une aptitude générale au gouvernement des hommes et au maniement des affaires qui ne saurait s’acquérir sans une longue préparation ; il y a une éducation de l’expérience héréditaire que ne suppléent ni l’instruction la plus étendue ni le génie spécial lui-même. Pour devenir Louvois, il n’est pas mauvais d’être le fils de Le Tellier ; il n’est pas indifférent d’appartenir aux Colbert pour être Torcy. Quiconque sort immédiatement du peuple manque toujours par quelque endroit. Avant qu’un homme soit vraiment digne de tenir sa place aux sommets d’une hiérarchie sociale, il est bon que ses ancêtres en aient l’un après l’autre traversé tous les degrés. Car rien de solide ne se fonde qu’il ne s’y mêle une part de tradition, et c’est un trop court espace que celui d’une vie humaine pour que les traditions y trouvent le temps de se constituer. Parlons le langage de la science, et courons le risque de la comparaison : quand l’éleveur voit apparaître chez l’animal une particularité qu’il juge utile, tout le monde sait aujourd’hui qu’il faut pour la fixer plus d’une génération. Il n’en va pas autrement de l’homme. Le grand vice des sociétés démocratiques, c’est la perpétuelle mobilité des conditions, et dans cette mobilité l’impossibilité de fixer les particularités ou aptitudes utiles au gouvernement de la société.


III

J’arrive en terminant à la question de justice historique. Elle est bien simple. Quelles que soient les surprises que nous réserve l’avenir, et peut-être nous en réserve-t-il plus d’une, ni les uns ne peuvent craindre, ni les autres ne peuvent espérer que l’ancien régime renaisse jamais de ses ruines. Il ne s’agit donc plus pour personne de le combattre avec des argumens dont l’ardeur de la lutte expliquait la déloyauté, s’il ne la justifiait pas, mais maintenant, avec des preuves, avec des raisons, avec des faits, d’en écrire enfin l’histoire.