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notamment, n’est partout ni assis sur les mêmes bases, ni réparti de la même façon, ni perçu dans les mêmes conditions. Mais s’il faut tant distinguer et diviser, s’il faut souvent aller si loin chercher le principe et reconnaître l’origine de ces distinctions, s’il faut enfin, parce que tout se tient, s’entre-croise et se commande, hésiter si longtemps avant que de conclure, qui ne voit la difficulté de représenter au vrai, même seulement à cent ans de distance, la condition réelle de plusieurs millions d’hommes dispersés sur un territoire de plusieurs milliers de lieues carrées ?

On y parviendra cependant ; on est en voie d’y parvenir. Les histoires provinciales se sont heureusement multipliées dans le siècle où nous sommes, et des ouvrages comme celui de M. Albert Babeau témoignent éloquemment du parti que l’on en peut tirer. Il faudra seulement que la méthode en devienne de plus en plus rigoureuse, et que de plus en plus on les fonde sur ce que l’on appelle les documens d’archives.

J’en donnerais volontiers la définition suivante. Un document d’archives est un document qui, de quelque nature qu’il soit, n’a pas été rédigé pour servir à l’histoire. Ce qui le caractérise essentiellement, on pourrait presque dire que c’est son insignifiance intrinsèque ; ce qui en fait le prix, c’est ce que ceux qui le rédigeaient n’ont pas su qu’ils y mettaient ; ce qui en fonde l’autorité, c’est ce que l’on y trouve de renseignemens étrangers à l’objet de sa rédaction. Tel est un compte de syndic, tel est un procès verbal d’élections, tel est un traité passé entre une commune et son maître d’école ; tel est un contrat de mariage, tel est un inventaire dressé après décès, tel est un testament. Quand on écrit des lettres, il s’y mêle toujours, jusque dans des lettres d’affaires, quelque chose de la personne de celui qui les écrit. Voyez, par exemple, les lettres de Colbert et de Louvois. Quand on rédige des Mémoires, on y prend toujours une attitude. Quand on compose enfin des histoires, on y apporte quelquefois un intérêt, souvent un parti-pris, toujours un dessein. Mais dans un testament, dans un inventaire, dans un contrat de mariage, s’il se glisse quelque autre intention que de tester et de régler les droits des mineurs ou des conjoints, on ne peut pas dire que ce soit celle de tromper la postérité sur la valeur d’un cheptel ou la situation d’un immeuble dotal. C’est avec de pareils documens que l’érudition moderne a renouvelé l’histoire du moyen âge. En l’absence de ces documens littéraires et de ces mémoires apprêtés dont il y avait abondance pour l’histoire des temps modernes, il a fallu se contenter de documens d’archives et, n’ayant pas ce que l’on eût voulu, se résoudre à tirer parti du peu que l’on avait. On y a si bien réussi que les mêmes documens aujourd’hui sont en train de renouveler à son tour la manière d’écrire l’histoire moderne, et que de tant de Mémoires,