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Mais veut-on prouver maintenant le contraire ? Ne croyez pas qu’il y ait le moindre embarras. Les textes sont aussi nombreux et aussi décisifs, : « On ne saurait croire combien les paysans sont heureux, écrit un anonyme en 1728, maintenant que leurs gentilshommes et leurs seigneurs ne leur enlèvent plus le chapon, ni la poule, le veau, ni le mouton, l’œuf, ni le fruit, et qu’un chacun mange en repos sans crainte d’être maltraité de personne, » Dix ans plus tard ; « Les villages sont peuplés de paysans forts et joufflus, vêtus de bons habits et de linge propre, écrit en 1739 lady Montague, on ne peut imaginer quel air d’abondance et de contentement est répandu dans tout le royaume. » Et Walpole, en 1765 : « Je trouve ce pays-ci prodigieusement enrichi depuis vingt-quatre ans que, je ne l’avais vu… Les moindres villages ont un air de prospérité, et les sabots ont disparu. » N’oublions pas Voltaire, en 1774 : « Comment peut-on dire que les belles provinces de France sont incultes ? C’est se croire damné en paradis. Il suffit d’avoir des yeux pour être persuadé du contraire… Voyagez, messieurs, et vous verrez si vous serez ailleurs mieux nourris, mieux abreuvés, mieux habillés, et mieux voiturés. » C’est, en effet, on vient de le voir, l’avis des étrangers. « Nous avons maintenant voyagé pendant 5 ou 600 milles en France, » écrit en 1789 un docteur Rigby, dont on a publié tout récemment des Lettres, qui forment aux Voyages d’Arthur Young une instructive contre-partie, « et nous avons vu à peine un arpent inculte, si ce n’est dans les forêts de Chantilly et de Fontainebleau. Partout ailleurs, à peu près chaque pouce de terrain a été labouré ou bêché, et semble en ce moment écrasé sous le poids de ses moissons… Quel pays ! quel sol fertile ! quel peuple industrieux ! » Et pour Arthur Young lui-même, après avoir tiré de ses Voyages tout ce que l’on en a tiré de textes sur la misère de nos campagnes à la veille de la révolution, quiconque a pris la peine de le lire sait que l’on en pourrait tirer au moins autant et d’aussi significatifs sur leur prospérité.

Tous tant qu’ils sont, étant témoins oculaires, il est probable qu’ils ont raison, mais chacun selon sa nature, son éducation, ses préjugés, — dont il faut commencer par faire la part ; chacun selon les temps et les circonstances, — dont il faut commencer par faire une recherche exacte ; chacun enfin selon les lieux, — dont il faut commencer par acquérir la connaissance. Ainsi, d’une part, La Bruyère est un styliste, comme on dit, et de qui l’expression, ici, comme en plus d’un cas, est légitimement suspecte de dépasser la pensée ; Saint-Simon, à son tour, est un mécontent, d’autant plus éveillé sur les maux du royaume qu’il croit posséder dans son rêve de constitution aristocratique la panacée qui les guérirait ; Massillon lui-même est un évêque, et sa sensibilité, son zèle pieux,