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de leurs pères, — les sceptiques, qui se bornent à voir dans le culte un élément de la vie sociale, nécessaire à l’éducation de la jeunesse et à la célébration des solennités domestiques, — en un mot, la grande majorité de la nation reste et restera longtemps encore attachée aux différentes formes du christianisme positif, d’autant plus que le clergé protestant, en Amérique surtout, ne cherche à imposer sa domination, ni dans la vie privée, ni dans la vie publique[1]. Mais, même parmi les sectes orthodoxes, on voit s’accentuer la tendance utilitaire qui a créé la « religion libre. » Tocqueville avait déjà observé qu’au lieu d’insister sur l’autre vie, les prédicateurs américains revenaient sans cesse à la terre et avaient, pour ainsi dire, grande peine à en détacher leurs regards. Qu’on lise aujourd’hui, dans les journaux américains du lundi, le résumé des principaux sermons prononcés, la veille, par des ministres des sectes les plus diverses, on sera surpris de voir le peu de place que la théologie y occupe en regard de la morale. La vieille théologie calviniste ne s’enseigne plus nulle part dans son intégralité. Même les flammes de l’enfer sont devenues un argument de mauvais goût, qu’on laisse volontiers aux prédicateurs des réveils et aux missionnaires du Far-West. « Nos clergymen, disait naguère un des chefs les plus respectés du parti républicain à New-York, Thurlow Weed, dans une réponse au colonel Ingersoll, ne s’arrêtent, ni ne s’appesantissent plus, comme autrefois, sur les côtés sombres de la théologie. De nos jours, leur ministère est un ministère de paix, de charité et de bienveillance. Cette génération apprend à aimer et à servir, plutôt qu’à tenir en défiance notre Créateur et notre Seigneur. »

Ce seul fait qu’on a pu parler sérieusement d’une fusion entre la droite unitaire et la gauche orthodoxe prouve combien les lignes de démarcation entre les sectes tendent à perdre de leur rigidité et de leur précision. Toutes les dénominations protestantes comptent actuellement dans leurs rangs un parti qui vise à élargir l’interprétation de leurs dogmes et à étendre le champ de leur activité religieuse. Chez les méthodistes et les presbytériens, cette tendance se révèle par d’innombrables procès en hérésie intentés, devant les conférences et les synodes, à des ministres et même à des congrégations. Chez les épiscopaux, elle a amené le schisme de l’église épiscopale réformée, dirigée contre les idées libérales de la broad church autant que contre les innovations ritualistes de la high

  1. La fréquentation des églises n’a cessé de croître aux États-Unis jusque dans ces derniers temps, s’il faut en croire les chiffres reproduits par M. Robert Spears dans son Historical Sketch of the Rise of Unitarian doctrines in the modern times (Londres, 1876, p. 34). D’après cette statistique, les religions auraient compté aux États-Unis en 1775 1 fidèle sur 16 habitans, — en 1792, 1 sur 18, — en 1825, 1 sur 14, — en 1853,1 sur 7, — enfin en 1860, 1 sur 5, et en 1875 presque1 sur 2.