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l’indigence. C’est pourquoi, écrit Saint-Just[1], « l’opulence est une infamie ; elle consiste à nourrir moins d’enfans naturels ou adoptifs qu’on n’a de mille livres de revenu. » « Il ne faut pas, dit Robespierre, que le plus riche des Français ait plus de 3,000 livres de rente. » Au-delà du strict nécessaire, nulle propriété n’est légitime ; nous avons le droit de prendre le superflu où il se trouve, non-seulement aujourd’hui, parce que nous en avons besoin aujourd’hui pour l’État et pour les pauvres, mais en tout temps, parce que le superflu en tout temps confère au possesseur un ascendant dans les contrats, une autorité sur les salaires, un arbitraire sur les subsistances, bref une suprématie de condition pire que la prééminence du rang. Ainsi ce n’est pas seulement aux nobles, c’est aux bourgeois riches ou aisés[2], c’est aux gros propriétaires et capitalistes que nous en voulons; nous allons démolir de fond en comble leur féodalité sournoise[3]. — D’abord, et par le seul jeu des institutions nouvelles, nous empêchons le rentier de prélever, comme à son ordinaire, la meilleure part dans les fruits du travail d’autrui ; les frelons ne mangeront plus chaque année le miel des abeilles. Pour en arriver là, il n’y a qu’à laisser agir les assignats et le cours forcé. Par la dépréciation du papier-monnaie, le propriétaire ou capitaliste oisif voit son revenu fondre entre ses mains : il ne touche plus que des valeurs nominales. Au 1er janvier, son locataire lui verse en fait un demi-terme au lieu d’un terme ; au 1er mars, son fermier s’acquitte envers lui avec un sac de grains[4] ; l’effet est le même que si nous avions rédigé à nouveau tous les contrats et réduit de moitié, des trois quarts et davantage, l’intérêt de l’argent prêté, le loyer des maisons louées, le bail des terres tenues à ferme. — Pendant que le revenu du rentier s’évapore, son capital s’effondre,

  1. Buchez et Roux, XXXV, 206. (Institutions, par Saint-Just.) — Meillan, Mémoires, p. 17.
  2. Archives nationales, F7 4437. Adresse de la société populaire de Calvisson (Gard), 7 messidor an II. « Les bourgeois, les marchands, les gros propriétaires ont toute la prétention des ci-devans. La loi ne fournit aucun moyen de dessiller les yeux des gens du peuple sur le compte de ces nouveaux tyrans. La société désirerait qu’on attribuât au tribunal révolutionnaire le droit de condamner à une détention momentanée cette classe d’individus orgueilleux. Le peuple verrait qu’ils ont commis un délit et reviendrait de l’espèce de respect qu’il a pour eux. » En note, de la main de Couthon : « Au jugement des commissions populaires. »
  3. Gouverneur-Morris, lettre du 4 janvier 1796. « Les capitalistes en France ont été détruits pécuniairement par les assignats et physiquement par la guillotine. » Buchez et Roux, XXX, 26. (Notes écrites par Robespierre en juin 1793). « Les dangers intérieurs viennent des bourgeois... Quels sont nos ennemis? Les hommes vicieux et les riches. »
  4. Récit de M. Silvestre de Sacy (23 mai 1873). Son père avait une ferme rapportant 4,000 francs par an ; le fermier lui offrit 4,000 francs en assignats ou un cochon M. de Sacy choisit le cochon.