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coupables : car ils ont primé, commandé sans droit, et, contre tous les droits, abusé de l’homme; ayant joui de leur rang, il est juste qu’ils en pâtissent. Privilégiés à rebours, ils seront traités comme les gens sans aveu l’étaient sous leur règne, ramassés par la police avec leurs familles, expédiés au centre, emprisonnés en tas, exécutés en masse, à tout le moins expulsés de Paris, des ports, des villes fortes, internés, obligés chaque jour de se présenter à la municipalité, privés des droits politiques, exclus des fonctions publiques, « des sociétés populaires[1], des comités de surveillance, des assemblées de commune et de section. » Encore sommes-nous indulgens; puisqu’ils sont notés d’infamie, nous devrions les assimiler aux galériens et les embrigader pour les faire travailler aux routes[2]. « La justice condamne les ennemis du peuple et les partisans de la tyrannie parmi nous à un esclavage éternel[3]. »

Mais cela ne suffit pas ; car, outre l’aristocratie de rang, il en est d’autres auxquelles l’Assemblée constituante n’a pas touché[4], notamment l’aristocratie de fortune. De toutes les souverainetés, celle que le riche exerce sur les pauvres est la plus pesante. En effet, non-seulement, au mépris de l’égalité, il consomme plus que sa part dans le produit du travail commun, et il consomme sans produire; mais encore, au mépris de la liberté, il peut à son gré fixer les salaires, et, au mépris de l’humanité, il fixe toujours le plus bas qu’il peut. Entre lui et les nécessiteux il ne se fait jamais que des contrats iniques. Seul détenteur de la terre, du capital et de toutes les choses nécessaires à la vie, il impose ses conditions que les autres, dépourvus d’avances, sont obligés d’accepter sous peine de mourir de faim ; il exploite à sa discrétion des besoins qui ne peuvent attendre, et profite de son monopole pour maintenir les indigens dans

  1. Buchez et Roux, XXXIII, 323 (Rapport de Saint-Just, 26 germinal an II, et décret du 26-29 germinal, art. 4, 13, 15). Ibid., 215.
  2. Buchez et Roux, XXIX, 166 (Rapport de Saint-Just,10 octobre 1793). «Ce serait le seul bien qu’ils auraient fait à la patrie... Il serait juste que le peuple régnât à son tour sur ses oppresseurs et que la sueur baignât l’orgueil de leur front. »
  3. Ibid., XXXI, 309. (Rapport de Saint-Just, 8 ventôse an II.)
  4. Ibid., XXVI, 435. (Discours de Robespierre sur la Constitution, 10 mai 1793.) « Qu’étaient nos usages et nos prétendues lois, sinon le code de l’impertinence et de la bassesse, où le mépris des hommes était soumis à une espèce de tarif et gradué suivant des règles aussi bizarres que multipliées? Mépriser et être méprisé, ramper pour dominer, esclaves et tyrans tour à tour, tantôt à genoux devant un maître, tantôt foulant aux pieds le peuple, telle était notre ambition à tous tant que nous étions, hommes bien nés ou hommes bien élevés, gens du commun ou gens comme il faut, hommes de loi ou financiers, robins ou hommes d’épée. » — Archives nationales, F7 31167 (Rapport de l’observateur Charmont, 10 nivôse an II). « L’effigie de Boileau, qui était au collège de Lisieux, a été descendue parmi les statues de saints qu’on a retirées de leurs niches. Ainsi plus de distinctions : les saints et les auteurs sont rangés dans la même classe. »