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sceptiques ou des rationalistes : c’étaient des croyans, convaincus de l’infaillibilité de la Bible et de l’excellence de leur culte. MM. Laboulaye, de Laveleye et les autres apologistes de la démocratie américaine ont donc raison de prétendre qu’aux États-Unis la liberté politique et la liberté religieuse sont toutes deux filles de la Réforme ; seulement il convient de ne pas méconnaître que la seconde est de beaucoup la cadette.

Mais il est une liberté d’un autre ordre qui, bien que plus jeune encore, peut revendiquer la même filiation ; c’est la liberté intellectuelle, le rejet des préjugés dogmatiques, le rationalisme en un mot. Ici encore l’Europe a devancé l’Amérique. Toutefois, ici également, il y a une distinction importante à faire : c’est que chez les peuples de notre continent placés à la tête de la culture moderne, la science s’est développée en raison inverse de la religion, alors qu’aux États-Unis le libre examen le plus complet apparaît comme le couronnement de l’évolution religieuse. Nous avons déjà montré[1] une situation analogue s’esquissant, sous l’influence de causes identiques, chez deux peuples aussi dissemblables que les Anglais et les Hindous. C’est une étude du même genre que nous voudrions entreprendre sur les États-Unis.


I

Donnez à une société religieuse pour unique autorité un ensemble de traditions écrites et laissez à l’inspiration individuelle le soin d’en préciser le sens : devant la variété des interprétations, force sera bien de faire appel aux lumières de la raison, et celle-ci, toute fière de venir en aide au sentiment religieux, s’empressera avec une parfaite bonne foi de choisir les versions les plus conformes, non-seulement à l’esprit des textes, mais encore au progrès des connaissances humaines. Cependant, comme ces dernières vont toujours en grandissant, il vient une heure où le libre examen ne peut plus maintenir les droits de la science qu’en forçant le sens de la tradition ou en se réfugiant dans les subtilités du symbolisme. Ainsi, la crise se trouve momentanément apaisée ; mais du jour où la vérité historique reprend ses droits, les esprits religieux, qui ne peuvent plus se déshabituer de la liberté de penser, sont forcément conduits à mettre en doute, sinon la réalité de l’inspiration divine, du moins la fidélité des passages où elle se trouve consignée. C’est alors qu’on se réfugie dans la distinction entre les parties

  1. Voyez dans la Revue du 15 septembre 1875, une Visite aux églises rationalistes de Londres, et dans celle du 1er septembre 1880, le Brahma-Somaj, une Tentative de religion naturelle dans l’Inde.