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l’Apennin, dormant en plein champ, évitant les lieux habités excepté quand la faim contraignait à se présenter à quelque masseria isolée pour s’y procurer du pain, dépistant les patrouilles qui parcouraient le pays. Ce que Borges déploya d’habileté de sauvage, de hardiesse, de ruse et de fertilité d’inventions dans cette longue et périlleuse fuite est quelque chose d’inouï. Il croyait enfin toucher au but, le lendemain il allait franchir la frontière et se trouvera l’abri des poursuites, quand il fut arrêté dans les environs de Carsoli. Prisonnier, il se nomma fièrement. On le conduisit à Tagliacozzo, où on le fusilla le 15 décembre. Sa contenance devant la mort fut intrépide et sans forfanterie ; il mourut comme il avait vécu, en soldat convaincu d’une idée.

On avait trouvé sur lui divers papiers importans, entre autres le mémoire, écrit dans les étapes de sa dernière odyssée, qu’il voulait remettre à François II en arrivant à Rome. Le gouvernement italien le fit aussitôt publier, et l’effet en fut très grand en Europe. Rien ne contribua plus à éclairer l’opinion sur le véritable caractère du brigandage napolitain. Je viens de le relire et je ne connais rien d’une éloquence plus navrante dans sa simplicité que ce cri suprême d’un honnête homme abusé, qui s’est dévoué à commander des Vendéens et n’a trouvé à la place que du gibier de galères, et qui, pour laver son honneur jusque-là sans tache, repousse toute solidarité avec les bandits auxquels on l’a momentanément associé. Il dit à son roi la vérité du ton grave et triste d’un homme qui n’est pas sûr de le détromper, qui s’attend au contraire à être méconnu, mais qui fait son devoir et décharge sa conscience.

L’exécution de Borges reste une tache sanglante pour le gouvernement italien. Celui-ci a eu beau invoquer la nécessité de faire un exemple, le vaillant capitaine d’aventure espagnol n’était pas un brigand ; il avait loyalement combattu en soldat et il devait être traité en prisonnier de guerre. C’était un de ces adversaires qu’on s’honore en respectant, et il y avait une suprême injustice à confondre ce champion de la légitimité mourante avec les malfaiteurs dont il fallait à tout prix réprimer les crimes. Sa mort ne servait de rien à l’Italie ; sa vie épargnée eût eu du prix pour elle. Au lieu de le tuer, il fallait le renvoyer à l’étranger pour y raconter ses déceptions et ses misères. Mais pour lui, le sort qu’on lui a fait était ce qui valait le mieux. Vivant après la déconvenue de son expédition, il n’eût été qu’un aventurier battu et sans prestige ; on lui a donné l’auréole de ceux qui meurent martyrs de leur foi.

Je me suis arrêté quelque temps sur ces souvenirs oubliés maintenant en dehors du pays, bien qu’ils aient, il y a vingt, ans, passionné toute l’Europe, et spécialement notre pays, où l’on prenait parti suivant ses opinions, avec une ardeur dont il me souvient