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riantes. Un poète qui y passerait sa vie puiserait certainement là des inspirations dont la mélancolie n’aurait pas beaucoup de peine à tourner à la désespérance de Leopardi.

Cette ville, qui compte 5,000 habitans, est du reste une de celles où les mœurs de la Basilicate ont gardé le plus leur caractère propre, leur saveur originale, leur rudesse native, telles que devaient être celles des anciens Lucaniens. On s’y sent tout à fait hors de la banalité qui envahit de plus en plus les portions de l’Italie habituellement fréquentées par les étrangers. Ses rues étroites et irrégulières, avec leurs maisons pour la plupart sordides qui n’observent aucun alignement leur pavé disjoint et couvert d’immondioes, vous reportent en plein moyen âge. Je ne sais où le Guide de Baedeker a puisé ce renseignement fallacieux qu’on y trouve une « bonne auberge ; » il est de la même valeur que celui qui ne compte entre Potenza et Acerenza que trois heures en diligence jusqu’à Piétragalla et une heure à pied depuis ce dernier point, tandis qu’en réalité une voiture met plus de quatre heures pour le premier trajet et deux heures et demie pour le second. La vérité est qu’il n’y a pas d’auberge à Acerenza, mais une simple locanda de paysans à faire reculer le voyageur le plus intrépide, et que je plaindrais celui qui arriverait dans cette ville sans s’être à l’avance muni de lettres de recommandation. C’est, en somme, un des lieux les plus sauvages de la plus sauvage peut-être des provinces du royaume italien. Aussi ai-je eu la plus charmante surprise en y trouvant, dans la maison du syndic M. Petruzzi, non-seulement une hospitalité telle qu’on ne la pratique que dans les pays qui ont gardé des mœurs patriarcales, mais des hommes bien élevés, instruits, à l’esprit cultivé, à la conversation intéressante, au courant des choses de l’extérieur, capables de causer avec une sérieuse compétence sur beaucoup de sujets. Giustiniani, à la fin du siècle dernier, signalait déjà le goût de la culture intellectuelle comme développé d’une manière spéciale chez les familles distinguées d’Acerenza. C’est une tradition qui ne s’est point perdue.

Naturellement dans la réunion des hommes instruits d’une petite ville de province, il y a plusieurs ecclésiastiques. Dans le Napolitain, le recrutement du clergé est fort différent de ce qu’il est chez nous. Les classes supérieures y fournissent encore un grand nombre de sujets. Je n’ai jamais pénétré dans une famille de la noblesse provinciale de l’ancien royaume, même chez celles du libéralisme le plus avancé, — et en général cette petite noblesse, qui tient la place de la bourgeoisie non encore formée, appartient par ses opinions à la gauche, — sans y rencontrer un ou plusieurs prêtres. Aussi les membres du clergé séculier sont-ils en général dans ces pays des gens de bonne compagnie, à l’esprit ouvert, dotés d’un fonds solide