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Allemande, elle ne comprend pas un mot de français ; non loin d’elle, une Italienne myope, presque aveugle, appuyée contre une fenêtre, pour y mieux voir, s’entêtait à coudre et manœuvrait l’aiguille si près de son visage, qu’elle se piquait le nez à chaque point ; elle disait : « Accidente ! » et recommençait. Je pourrais aller plus loin : si je voulais toucher à la question même de la religion, j’aurais peut-être de singulières révélations à faire ; plus encore que la justice, la charité doit porter un bandeau sur les yeux.

Ces maisons sont très calmes ; les petites-sœurs ne réclament que le droit de faire le bien, les pensionnaires ne demandent qu’à mourir en paix. A certains jours cependant, les maisons s’animent ; les bons petits vieux, les bonnes petites vieilles se mettent à frétiller et cherchent à retrouver quelque souplesse. Le 16 janvier dernier, j’ai été visiter la maison de l’avenue de Breteuil, qui fut fondée en 1849 par la dixième légion de la garde nationale. Toute la maisonnée était en rumeur ; j’étais, sans m’en douter, arrivé au moment où l’on célébrait la fête de la supérieure ; les bonnes mères des autres maisons étaient là, c’était une réunion de famille. Tout le monde était en gaîté. J’entrai au réfectoire des hommes, le repas allait finir ; on avait fait largement les choses : chaque pensionnaire avait eu un doigt de vin, une tasse de café noir, une orange et une tartelette. La muraille était décorée ; autour de la statue de la Vierge brillaient des lumières et pendaient des guirlandes. La supérieure, jeune encore, petite, proprette, alerte, manifestement heureuse de la joie de ses vieux enfans, avait pris place sur un fauteuil couvert d’une housse blanche. Sur sa coiffe, le plus vieux, — le doyen — des pensionnaires avait déposé une couronne de fleurettes. Un vieillard de près de six pieds de haut et qui n’en était pas moins « un bon petit vieux, » armé d’un manche à balai peinturluré de rouge et de bleu, faisait office de tambour-major et dirigeait l’orchestre, car il y avait un orchestre composé d’un triangle, d’un tambour de basque, de deux tambours et d’un accordéon tenu par un homme dont le nom étonnerait bien ses anciens camarades de plaisir. On chanta des couplets de circonstance que l’accordéon accompagnait, que scandait le triangle et dont le tambourin faisait la basse continue. Après chaque couplet, les tambours battaient un ban ; les vers n’étaient point mauvais ; quelque vieux poète tombé en misère, selon l’usage, les avait composés pour la circonstance ; il s’est souvenu des débuts de l’œuvre :

Aidé par une sainte fille,
L’humble prêtre de Saint-Servan
Fonda la petite famille :
Pour eux, tambours, battez un ban !