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ébénistes, d’anciens menuisiers. Tous ceux qui ont exercé un état et qui peuvent l’exercer encore sont utilisés. En les occupant on les, désennuie et on les fait participer au bien de l’œuvre commune. A la cuisine, à la buanderie, les pensionnaires font de leur mieux pour aider les petites-sœurs. Avenue de Breteuil et rue de Picpus, il y a des escouades, de jardiniers qui travaillent sous la direction d’un jardinier en chef ; le maître et les ouvriers ont tous de soixante-dix à quatre-vingts ans ; ils sont de la maison et cultivent les légumes qu’ils retrouveront au réfectoire. Chez tous les pensionnaires, il y a une sorte d’émulation à faire acte de bon vouloir et à donner preuve d’activité. On ne les tourmente pas, on n’exige rien d’eux, mais ils s’empressent eux-mêmes à offrir leurs services pour échapper au poids des heures.

Il y en a plus d’un parmi ces malheureux auxquels toute besogne est interdite. L’enfance les a ressaisis ; à peine peuvent-ils comprendre une idée simple, à peine peuvent-ils exprimer un désir ; la parole même leur est rebelle ; ils ont des yeux sans regard et des mots sans suite ; ceux-là sont arrivés au dernier degré de l’échelle humaine ; d’autres sont descendus plus bas encore et sont entrés dans la vie végétative ; il faut les soigner, les changer comme de petits enfans, ils n’ont plus conscience de rien, pas même des exigences de la nature ; on les réunit dans une salle à part, près de l’infirmerie, — ce qui est un tort ; — ils vivent, c’est-à-dire ils subsistent, sous la surveillance d’une sœur qui souvent doit regretter le temps où, jeune et menant ses troupeaux paître, elle aspirait à pleins poumons l’air pur de la campagne. On a beau brûler de l’encens, l’odeur nauséabonde est à peine atténuée. Là aussi il y a des paralytiques, des aveugles, des malheureux frappés d’épilepsie ; il y a des fous que l’on garde tant qu’ils ne deviennent pas dangereux ; on dirait que l’on a fait une sélection au milieu des misères humaines et qu’on les a rassemblées pour inspirer quelque modestie au roi de la création.

Misères physiques ; on les voit, on les touche, on en est attendri ; misères morales, on les devine et l’on en est accablé. Certes, la maison des Petites-Sœurs des Pauvres est un port, un port de refuge et de salut ; mais à travers quels écueils, après quels naufrages y aborde-t-on ? Là viennent s’échouer des existences qui défient l’imagination des romanciers les plus inventifs. Si, comme sur le tillac du navire monté par Candide, chaque personnage racontait son histoire, on serait surpris de la quantité d’infortunes, de la quantité de vices qui peuvent peser sur l’homme. D’où sont-ils partis, ces pauvres pensionnaires ? quelle route ont-ils parcourue, à quelles étapes se sont-ils arrêtés, de quelles fondrières les a-t-on