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rentre au logis après avoir gravi et descendu cent cinquante étages au cours de sa journée. Une d’elles me disait en souriant : « Ce ne serait rien si l’on avait des genoux de rechange. » On les accueille bien ; on connaît leur œuvre et l’on se plaît à y aider ; il est rare qu’elles sortent sans avoir recueilli pièce blanche ou pièce jaune. Je connais une vaste librairie où l’on ouvre les portes à deux battans lorsqu’on les voit paraître. A notre époque, volontairement irrespectueuse pour ce qui est respectable, tout individu, — homme ou femme, — qui porte un costume religieux est exposé aux insultes ; la libre pensée sortant du cabaret et cuvant son vin crie volontiers : « Au prêtre ! » comme on crie : « Au loup ! » je crois que les oreilles des petites-sœurs ont dû entendre plus d’un quolibet. Parfois, quelque ivrogne débraillé les voyant trotter menu a éclaté de rire et leur a lancé une injure. Puis il les a reconnues : les Petites-Sœurs des Pauvres ! Il a ôté sa casquette, a fouillé dans sa poche et leur a dit : « Tenez, voilà deux sous ; c’est pour vos vieux. » Cette aumône-là n’est peut-être pas celle qui leur est la moins douce. Combien récoltent-elles dans les quêtes à domicile : quelle somme totale peuvent composer au bout d’un an toutes les sommes partielles qu’elles ont reçues ? Je ne sais. C’est le secret de la charité, je n’ai pas demandé à le connaître ; mais je puis dire que, sans les aumônes en argent, on ne pourrait faire face aux nécessités de l’œuvre, car les aumônes en nature sont insuffisantes à vêtir, à coucher et même à nourrir les pensionnaires.

On ne s’épargne pas cependant à aller solliciter les dons en nature partout où l’on croit pouvoir en recueillir ; ces dons sont tellement irréguliers que l’on ne sait s’ils amèneront la disette ou l’abondance. La desserte des grands restaurans et des hôtels, que l’on va chercher dès les premières heures du jour, ne représente jamais que la consommation de la veille : il suffit de quelques repas de corps, de quelques noces pour que les vieux indigens fassent bombance ; de même, en temps de crise politique ou financière, lorsque le capital prend peur, les dîners luxueux sont moins fréquens dans les cafés à la mode, les étrangers sont moins nombreux aux tables d’hôtes et l’on en pâtit dans la maison des Petites-Sœurs. Il y a donc toujours un aléa auquel il faut parer et auquel l’argent de l’aumône est indispensable. On peut dire, je crois, que les dons en nature entrent pour moitié dans l’alimentation des vieillards en hospitalité. Ceci n’est qu’une appréciation moyenne, car les mois se suivent et ne se ressemblent pas. Les mois d’hiver et de printemps sont fructueux ; Paris est à Paris et Lucullus soupe chez Lucullus. Il y a des fêtes, des réunions, de grands dîners dont les indigens profitent ; les débris d’un repas d’association leur