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A côté de Jeanne Jugan, et au-dessus d’elle, Catherine Jamet et Virginie Trédaniel apportaient une sorte de règle monastique. La journée, divisée en heures de prières et de travail, ne laissait place à aucun loisir. L’emploi de chaque minute semblait déterminé à l’avance ; l’habitude est une force ; on en fit l’expérience dans cette petite congrégation volontaire composée de quatre pauvres filles qui n’avaient pour principes et pour soutien que leur confiance en Dieu. On eût dit qu’elles étaient disciplinées, qu’elles étaient soumises à une obéissance imposée ; elles agissaient comme si elles eussent eu un maître : elles en avaient un.

Vers 1838, un jeune prêtre élevé au séminaire de Rennes avait été envoyé en qualité de septième vicaire à la paroisse de Saint-Servan. Il avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, se nommait Le Pailleur et était né à Saint-Malo. Issu de cette forte race malouine à laquelle nous devons Duguay-Trouin, Chateaubriand, Surcouf, Broussais, Lamennais, race entêtée, passionnée, sous des dehors parfois un peu abrupts, il avait la qualité maîtresse du Breton, la persistance dans la volonté. Il fut l’âme de l’œuvre et la régularisa. « Plus j’avance en âge, écrivait George Sand à la date du 10 juillet 1836, plus je me prosterne devant la bonté, parce que je vois que c’est le bienfait dont Dieu nous est le plus avare. » Cette bonté, « ce bienfait de Dieu, » l’abbé Le Pailleur la possédait au plus haut degré ; il l’a répandue sur son œuvre et l’en a imprégnée ; il en a fait une institution d’une douceur infinie. A-t-il compris, à l’heure des premiers efforts, a-t-il entrevu l’accroissement extraordinaire réservé à la petite communauté dont il était le pasteur, le créateur et le chef ? a-t-il aperçu, dans l’avenir, toutes ces maisons, tous ces établissemens qui devaient sortir de la mansarde de Saint-Servan ? On en peut douter. L’ambition n’était point si haute, la visée avait moins d’ampleur ; ce qu’on voulait simplement, c’était faire le bien sans autre résultat que le résultat immédiat du bien obtenu, de la misère soulagée, de la souffrance apaisée, de la vieillesse soustraite à la mendicité et au vagabondage. Pour le reste, il fallait s’en fier à la Providence : c’est ce que l’on faisait au début, c’est ce que l’on fait encore. Dans la chambrette de Jeanne Jugan, on vivait au jour le jour ; à l’heure qu’il est, c’est au jour le jour que l’on vit dans les maisons des Petites-Sœurs. Comment mangera-t-on demain ? On ne le sait pas ; Dieu y pourvoira, et Dieu y pourvoit. C’est là ce qu’il y a de beau dans l’œuvre que l’abbé Le Pailleur anima de son souffle ; il ne chercha ni les fondations ni les revenus ; il ne chercha que l’aumône, l’aumône quotidienne ; il se fia à elle et n’eut point tort : elle a abrité, nourri, vêtu des milliers et des milliers de vieillards indigens qui