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refusait rien, ni la croûte de pain, ni la croûte de fromage, ni le vêtement usé, ni le soulier éculé ; de tout elle tirait parti pour le plus grand bien de ses vieillards.

Une telle action ne pouvait rester isolée. Bon ou mauvais, l’exemple est contagieux. Des personnes charitables de Saint-Servan et de Saint-Malo, émues du dévoûment de Jeanne, se cotisèrent, achetèrent et lui donnèrent une maison spacieuse, où ses infirmes seraient moins tassés les uns près des autres ; mais, en même temps, on lui signifia que, si elle recueillait plus de pensionnaires qu’elle n’en pouvait loger et nourrir, ce serait à ses risques et périls. Jeanne Jugan promit d’être « plus sage, » accepta la maison nouvelle avec joie et y établit ses douze vieilles femmes au mois d’octobre 1842, On dirait que la bénédiction de Dieu est sur les bonnes œuvres. La maison est plus grande, l’indigence se multiplie ; à la fin de 1842, je compte trente pensionnaires ; en novembre 1843, cinquante ; au 31 décembre 1844, soixante-cinq. Les infirmes ont un asile ; non-seulement Jeanne les accueille, mais elle les recherche, elle les découvre, elle fait apporter ceux qui ne marchent plus ; la maison semble s’élargir pour abriter la vieillesse vagabonde et malheureuse : frappez et l’on vous ouvrira.

Il y avait à Saint-Servan un ancien marin, non pensionné, nommé Rodolphe Lainé, âgé de soixante-douze ans, presque immobilisé par suite d’un rhumatisme articulaire, incapable de gagner sa vie, incapable même de se mouvoir, et qui, depuis dix-huit mois retiré dans un cul de basse-fosse, couché sur de la paille pourrie, la tête appuyée contre une pierre, subsistait de quelques morceaux de pain que des pauvres lui jetaient en passant ; pour tout vêtement il avait une vieille voile de canot dont il couvrait sa nudité. Jeanne courut vers cette misère comme vers une bonne fortune. Le pauvre Rodolphe Lainé fut lavé, habillé, emporté, couché dans un vrai lit, nourri et surtout fut grondé de n’avoir pas fait connaître sa détresse. Une fille de mauvaise vie, une fille à matelots, lasse de loger sa mère, la veuve Colinet, qui est vieille, malade, atteinte d’une dartre rongeante à la jambe, la charge sur ses épaules et va la jeter au milieu de la rue, en face de la demeure de Jeanne ; celle-ci recueille la malheureuse et lui dit : « Soyez la bienvenue ! » Un jour, dans une de ses courses, Jeanne aperçut une petite fille de cinq ans, Thérèse Poinsa, orpheline, « nouée » qui se traînait vers Saint-Malo, à marée basse, pour y mendier. « Qui prend soin de toi ? — Personne. — Où sont tes pareils ? — Ils sont morts. » Jeanne enleva la petite fille dans ses bras, la porta à sa maison et se dépêcha de retourner à ses fonctions de quêteuse. Une autre fois, elle rencontre deux enfans du pays de Penmarck, deux « Bas-Brets » à longs cheveux, qui se sont sauvés parce qu’il n’y avait plus de pain en leur maison et qui