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boulevards, des Champs-Elysées, des cafés empoisonnés d’absinthe, de ces théâtres, de ces édens, de ces folies que l’on prendrait pour un étal de chair à vendre, et s’en aller dans les quartiers lointains, anciennes zones suburbaines que la grande ville a absorbées, et frapper à une de ces maisons d’apparence un peu triste, que nul emblème extérieur ne signale et qui paraissent discrètes comme un bienfait anonyme. A toute heure de jour ou de nuit, la porte s’ouvre, car l’hospitalité ne dort jamais. Aux murailles des corridors est appendu un crucifix que l’édilité n’a point encore décroché ; dans les dortoirs, les lits sont pressés les uns contre les autres ; tout emplacement a été utilisé, car c’est sans relâche que l’on heurte à la porte en criant au secours ; dans les salles communes les pensionnaires sont réunis, la buanderie fume, la cuisine mijote ; on souffre à l’infirmerie ; s’il y a un rayon de soleil, on s’assoit au jardinet ; tout est lavé, fourbi, reluisant ; à force de soin et de propreté, on écarte les épidémies. L’asile est calme, c’est à peine si les bruits du dehors y parviennent. La vie individuelle est libre, mais, par esprit d’ordre, la vie commune est réglée : on se lève, on mange, on se couche à heure fixe. Les pensionnaires sont-ils heureux ? Je ne sais ; ils sont en repos sur eux-mêmes, car la maison ne rejette plus ceux qu’elle a recueillis.

Ces pensionnaires, qui sont-ils ? Hélas ! ceux dont la civilisation frivole se détourne, car ils lui font horreur : les Lazares qui n’ont point attendri le mauvais riche. Ici les vieillards, les caducs, les gâteux, que les familles repoussent, que les asiles publics n’ont pu accepter ; là, les incurables, ceux que dévorent les cancers, que ronge comme une proie certaine le lupus, la dartre à marche persistante, que le moyen âge appelait Noli me tangere ! Ne me touche pas ! Pourquoi ne sont-ils pas à Bicêtre ou à la Salpêtrière, au quartier des grands infirmes ? Parce qu’il n’y a plus de place à la Salpêtrière, parce que Bicêtre est plein, et aussi, je dois le dire, parce que les malheureux atteints de ces maux horribles savent que la science n’a que des remèdes, tandis que la religion a des paroles qui fortifient les cœurs et ouvrent l’âme à l’espérance. Ailleurs, ce sont des enfans, lèpre vivante, engendrée par la pourriture de la promiscuité, ramassée sur le fumier du vice et de la dépravation ; lèpre morale plus difficile à guérir, plus pénible à soigner que la lèpre physique ; Pour arracher ces pauvres petits au mal qui les sollicite, pour les débarrasser des corruptions qui les ont pénétrés, il faut une ardeur de charité que rien ne doit jamais éteindre. Il est impossible de voir à l’œuvre les hommes qui ont entrepris cette tâche décevante sans se rappeler la fable de Sisyphe : on a beau repousser le rocher, il retombe ; rien, rien ne les lasse cependant ni n’affaiblit leur vaillance ; ne parviendraient-ils à sauver qu’un pupille sur cent, sur mille, la semence du bon vouloir n’a pas été perdue.