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contradictoires. Le 19 avril, d’Arras, le maréchal de Guiche, qui paraissait porter gaîment son malheur de l’année précédente et qui avait montré du dévoûment en acceptant la mission de conserver cette place[1], écrivait à M. le Duc que l’ennemi tenait ses troupes préparées, faisait des magasins dans toutes les villes, enrôlait des paysans et leur payait régulièrement douze sous par jour. « Quant au reste, ajoutait-il, à moins d’estre du conseil de don Francisco Melo, il est difficile d’y rien pénétrer ; cependant je fais travailler à cette place avec tout le soing et la diligence possible. » Dans sa lettre du lendemain, le maréchal était plus précis ; il ne doutait pas que les ennemis n’eussent « un desseing considérable, » et tous les indices, tous les renseignemens prouvaient que ce dessein était la reprise d’Arras. En pareilles circonstances, chacun se croit toujours au point menacé. Selon Quincé[2], gouverneur de Guise, homme d’expérience et de bon jugement, l’ennemi avait levé toutes ses garnisons le 20 avril et donné un rendez-vous général entre Valenciennes et Douai ; les uns disent qu’il va marcher sur Arras, d’autres sur Laudrecies. Les troupes du Luxembourg, commandées par Beck, n’ont pas encore passé la Meuse.

Le même jour, le gouverneur de Bapaume assurait que l’armée espagnole ne pouvait pas être sur pied avant les premiers jours de mai : c’était aussi le sentiment du duc d’Anguien, qui, se rendant bien compte de la situation, pesant avec calme la valeur de ces renseignemens divers, continuait de prendre ses mesures activement, avec suite, sans précipitation et sans flottement. Il estimait que Melo pouvait mettre en campagne sur cette frontière quinze ou

  1. Gramont (Antoine de), comte de Guiche, et plus tard duc de Gramont, né en 1604, mort en 1678, petit-fils de la belle Corisande et allié au cardinal de Richelieu par son mariage avec Marguerite de Chivré, commence à servir en 1621, passe en Allemagne à la suite d’un duel, sert sous Tilly, devient lieutenant-général du duc de Mantoue, est grièvement blessé et fait prisonnier. Rentré au service de France maréchal de camp (1635), mestre de camp des gardes françaises en remplacement de Rambure (1639), lieutenant-général (1641), maréchal de France (janvier 1642). Commandant de l’armée de Champagne, il se jette dans Guise après avoir perdu la bataille d’Honnecourt. Il fut envoyé à Arras au commencement de 1643. La coupe particulière de sa moustache donnait un aspect étrange aux traits déjà très marqués de son visage. Homme d’esprit, fin courtisan, grand joueur et joueur malheureux, parfois même à la guerre, quoique très brave, estropié par ses blessures, il portait le vin d’une façon remarquable. Quand il fut plénipotentiaire à Munster, son lot était de boire le soir avec les princes allemands, qu’il récréait fort en dansant, clopin clopant, sur la table et en brisant tout avec sa béquille. Au cours de cette représentation, il se faisait conter les secrets de ses compagnons de table et les redisait le lendemain matin à d’Avaux, Servien ou autres qui pouvaient alors confondre et dérouter les chanceliers des princes. Nous le retrouverons souvent. Il a laissé des Mémoires estimés, quoique moins célèbres que ceux de son frère le chevalier.
  2. Joachin de Quincé, mestre de camp de dragons, mourut ambassadeur à Madrid en 1659.