Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/407

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui n’est rien moins que l’univers ? En d’autres termes, quand aurons-nous la science universelle, et non-seulement la science des faits, mais celle des causes ? C’est M. Spencer lui-même qui a posé, sans la résoudre, cette suprême antinomie, lorsqu’il a remarqué que notre savoir, à mesure qu’il s’élargit et s’éclaire, voit augmenter ses points de contact avec l’inconnu, avec la sphère de la nuit. Dès lors, n’est-on point séduit par une vue incomplète des choses quand on suppose dans l’avenir une élimination progressive de tous les postulats et symboles métaphysiques au profit de la science positive ? Au contraire, plus l’homme sera savant, plus il devra éprouver le besoin métaphysique ; plus il se hasardera dans la sphère des hautes hypothèses, sous l’attrait de l’inexpliqué. Le mystère subsistera toujours dans la pensée humaine, et il devra avoir aussi sa part dans la pratique, car la pensée ne peut rester d’un côté et l’action de l’autre : l’homme est un. M. Spencer aurait dû appliquer à la morale ce qu’il a dit de la science et reconnaître que la physique des mœurs, en agrandissant son cercle, augmentera aussi ses points de contact avec la métaphysique des mœurs, qui l’enveloppe de toutes parts.

Pour conclure, la vérité nous semble dans la synthèse des deux opinions que nous avons examinées sur l’avenir de la morale. D’une part, nous admettons que la morale deviendra de plus en plus positive, à un degré que ne soupçonnent même pas aujourd’hui les sociologistes et les physiologistes ; mais nous maintenons qu’en même temps elle ouvrira plus d’espace à cette sorte d’art, de poésie rationnelle qu’on nomme la métaphysique. La morale sera à la fois naturaliste et idéaliste. À mesure que l’homme deviendra plus parfait et connaîtra mieux la nature, il sera aussi plus porté à concevoir, à désirer, à représenter symboliquement par ses actions un idéal de perfection supérieur à la réalité. S’il renonce au mysticisme, ce ne sera pas en faveur d’un matérialisme brut, mais en faveur d’un idéalisme raisonné qui s’efforcera de transformer la nature même selon ses vues et ses symboles par la force des idées. Au-dessus de chaque sommet gravi par la science, la spéculation métaphysique en montrera un autre encore plus haut, que le premier cachait aux regards : la morale le prendra pour but à son tour, par cela seul qu’il sera plus élevé et inconnu. L’homme moral est le contraire d’Antée : ce n’est pas en touchant la terre qu’il reprend des forces, c’est en levant les yeux vers l’idéal lointain et en apparence inaccessible.


ALFRED FOUILLEE.