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sommes plus choqués aujourd’hui que nos ancêtres ne l’étaient quand ils mettaient à mort les naufragés pour avoir leurs dépouilles. Tout est relatif, et si la sensibilité morale va croissant, les choses simplement choquantes d’aujourd’hui deviendront les choses odieuses de l’avenir. M. Spencer ne supposait-il pas tout à l’heure une noble « concurrence des altruismes » à qui aimera le mieux, à qui se dévouera le plus ? Le progrès des arrangemens sociaux aura donc pour résultat des exigences progressives de la conscience intérieure. Nous voyons déjà cette antinomie se produire sous nos yeux : plus nous faisons de progrès politiques, par exemple, plus nous protestons contre les abus qui restent encore. M. Spencer a remarqué lui-même que les organisations supérieures sont aussi les plus délicates et les plus sensibles, même au point de vue physique, et que la sensibilité croît avec l’intelligence. « Les idiots, dit-il, supportent avec indifférence les coups, les coupures et les plus extrêmes variations de la température, tandis que les hommes sains d’esprit en souffrent ; sur une peau tendre on produira des ampoules par des frictions qui ne feraient pas seulement rougir une peau grossière. » La même loi ne s’applique-t-elle pas à la sensibilité morale, intellectuelle, esthétique ? Notre sympathie même va sans cesse embrassant un plus grand nombre d’êtres ; elle s’étend non-seulement à l’humanité, mais à la nature entière ; par cela même elle est plus facile à blesser, surtout sous sa forme morale. Celui qui aime plus et aime un plus grand nombre d’êtres a sans doute plus de jouissance s, mais n’est-il point en même temps sujet à plus de douleurs ? Ne sent-il pas avec une vivacité croissante tout ce qui peut choquer ses instincts d’amour, de fraternité, de sympathie universelle ?


J’ai voulu tout aimer et je suis malheureux,
Car j’ai de mes tourmens multiplié les causes ;
D’innombrables liens, frêles et douloureux,
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses…

Ma vie est suspendue à ces fragiles nœuds,
Et je suis le captif des mille êtres que j’aime ;
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.


Nous voilà bien loin de la « quiétude de l’atome ; » faut-il donc croire que cette quiétude sera de plus en plus désirable pour l’homme civilisé ? Mais alors que devient l’optimisme de M. Spencer et de Mme Clémence Royer ?

M. Stephen Leslie a dû lui-même reconnaître que le progrès moral enveloppe en soi une essentielle antinomie. L’idéal moral du