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positive de la science des mœurs doit être d’une application toujours croissante à mesure que la société mieux organisée exigera moins de « dévoûmens » proprement dits, de « sacrifices, » d’actes « d’abnégation, » de « piété sociale » ou de « charité. » La partie hypothétique de la morale, au contraire, doit être d’une application de moins en moins fréquente dans la vie civile et politique. Supposez un règne du droit et de la justice plus complet parmi les hommes, ce qui n’a rien d’impossible et n’exige qu’une meilleure organisation sociale, comme Stuart Mill et M. Spencer l’ont fait voir après Condorcet et les philosophes français du XVIIe siècle, les grands dilemmes où est forcée d’intervenir la faculté de dévoûment et de sacrifice ne se poseront plus aussi souvent dans la vie sociale : un homme, par exemple, ne sera plus placé dans l’alternative de mourir de faim ou de voler et de tuer, de tomber dans la misère ou de perdre l’honneur, de faire un mensonge, une bassesse, un acte de servilité ou de renoncer à une charge qu’il possédait, à un avancement qu’il espérait. Tout n’est pas utopique dans le tableau que nous fait M. Spencer de la société future, où la justice ne pourra pas plus manquer de régner un jour que l’équilibre ne peut manquer de s’établir entre des corps soumis à la gravitation. Par l’éducation et l’hérédité on pourra de plus en plus adoucir les mœurs, apprivoiser les hommes comme on a apprivoisé les animaux, rendre la fidélité héréditaire dans la race humaine comme elle l’est chez le chien, l’ardeur généreuse héréditaire comme elle l’est chez le cheval. Mme Clémence Royer nous donne pour modèles les fourmis, qui naissent avec le dévoûment à la communauté ; peut-être en effet la civilisation sera-t-elle un jour dans notre sang même : l’homme civilisé deviendra de plus en plus altruiste, c’est-à-dire qu’il apportera en naissant, à l’état d’instinct irrésistible, l’amour de l’humanité. L’homme sera alors, selon MM. Spencer, Leslie, Ardigò et Mme ’Royer, aussi incapable de ne pas compatir aux maux d’autrui et de chercher son bien aux dépens des autres, qu’un homme bien élevé et instruit est de nos jours incapable d’un vol de grand chemin ou d’un attentat grossier et brutal. Condorcet avait déjà dit avant l’école anglaise : « Le degré de vertu auquel l’homme peut atteindre un jour est aussi inconcevable pour nous que celui auquel la force du génie peut être portée. Qui sait s’il n’arrivera pas un temps où nos intérêts et nos passions n’auront sur les jugemens qui dirigent la volonté pas plus d’influence que nous ne les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques ? » Ce serait la réalisation du rêve tout socratique de M. Littré : la perception du vrai produisant l’accomplissement du vrai. Pour notre part, nous croyons aussi que la force efficace des idées peut aller croissant et qu’elle peut intellectualiser de plus en plus la passion même. « Alors, continue Condorcet, toute action contraire