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Considérez, au contraire, de quelle hypothèse métaphysique un acte de fraternité est la figuration extérieure. Si vous sauvez ma vie au péril de la vôtre, n’est-ce pas comme si vous disiez : « Vous et moi, par la partie intelligente et aimante de notre être, nous sommes un ; à un point de vue supérieur, vous êtes moi-même et moi je suis vous. » C’est cette unité, réelle ou idéale, que vous exprimez par un symbole visible en donnant votre vie pour la mienne comme si la mienne était identique à la vôtre, comme si nos deux existences s’unissaient dans le fond de la réalité ou, selon l’expression de Hegel, dans le « cœur de la nature ; » comme si enfin le dernier mot de l’avenir devait être la paix entre tous et non une guerre éternelle, où chacun meurt les armes à la main. Que sont les mouvemens qui traduisent cette pensée, cette volonté d’union finale entre les êtres ? Ils sont une adhésion à la philosophie pour laquelle l’idéal est rationnellement supérieur à la réalité présente, et capable de se réaliser lui-même progressivement. Ainsi, égoïste ou aimante, l’action qui intéresse la morale est toujours une métaphysique en raccourci ; elle est une conception cosmologique, soit matérialiste, soit idéaliste.

On peut ajouter qu’elle est encore pessimiste ou optimiste, et que par conséquent elle finit par embrasser l’avenir de l’humanité et de l’univers. Voyez M. Spencer lui-même poser le problème dernier de toute métaphysique, de toute philosophie de la nature, celui qui passionne de plus en plus la métaphysique contemporaine ; je veux dire le problème du pessimisme et de l’optimisme. « Il y a, dit M. Spencer, une proposition d’extrême importance impliquée dans ce principe général que les actes bons sont les actes utiles à l’évolution de la vie soit chez nous, soit chez les autres : — La vie est-elle digne d’être vécue : Is life worth living ?.. Prendrons-nous parti pour les optimistes ou pour les pessimistes ?.. — De la réponse à cette question dépend entièrement toute décision sur le bien ou le mal dans la conduite. » Ainsi, dès le début de sa morale, M. Spencer se trouve en face du grand problème ; il pressent que la valeur de la vie humaine est liée à celle du monde entier, que rien n’est isolé dans l’univers, que, si l’univers est mauvais, la vie sera mauvaise, si l’univers est bon, la vie sera bonne. Il est vrai que M. Spencer s’efforce de rester pour sa part en dehors du problème en cherchant « un postulat sur lequel s’accordent les pessimistes et les optimistes, » et ce postulat, il croit l’avoir trouvé. « Les deux écoles, dit-il, dans leurs divers argumens, supposent évident que la vie est bonne ou mauvaise selon qu’elle apporte ou n’apporte pas un surplus de sentiment agréable : « surplus of agreeable feeling. Le pessimiste dit qu’il condamne la vie parce qu’il en résulte plus de peine que de plaisir. L’optimiste la défend parce qu’il croit qu’elle apporte