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Chaque fois qu’un problème de ce genre se pose dans la conscience et est résolu par un acte déterminé, cet acte ne traduit plus seulement, comme dans les arts utiles ou dans les sciences appliquées, une connaissance relative à quelque liaison particulière de deux choses entre elles, par exemple le feu et la sensation de chaleur, la construction d’une fenêtre et la lumière du soleil : il traduit une croyance relative à notre liaison avec tous nos semblables et même avec l’universalité des êtres. En d’autres termes, si une action utile n’enveloppe qu’un point de vue borné et un fragment de système scientifique sur des choses particulières, une action morale enveloppe confusément et symbolise un système métaphysique sur la société, une perspective sur l’univers. Qu’est-ce, par exemple, qu’une conduite égoïste, comme celle d’un souverain qui jugerait son peuple fait pour lui au lieu de se croire fait pour son peuple ? Louis XIV donnait la formule exacte de l’égoïsme despotique en disant : « L’état, c’est moi. » Cette formule exprime une relation de dépendance et d’esclavage entre toute une société d’hommes et un seul homme. C’est donc un individu qui se fait le centre d’un tout au lieu de s’en considérer comme simple partie. Le despote agit comme si tout l’état était lui-même. Cette formule : « L’état, c’est moi, » en enveloppe à son tour et en présuppose une autre : « Les hommes n’ayant pour moi qu’une valeur relative à mon intérêt, j’en dois faire mes instrumens ; » ce qu’on pourrait exprimer en disant : « L’humanité, à mes yeux, c’est moi. » Et ainsi raisonnent, en effet, tous les égoïstes : chacun renferme un despote prêt à se montrer. On peut aller plus loin encore et dire que l’égoïsme a pour Credo pratique la maxime suivante : « L’univers, c’est moi. » L’égoïste, en effet, se considère pratiquement comme le centre du monde. Sans doute il reconnaît que les autres individus ont le droit d’en dire autant et que, par conséquent, le centre est partout, la circonférence nulle part. En d’autres termes, tout étant phénomène et l’existence phénoménale étant l’unique existence, chaque phénomène humain est en dehors de tous les autres comme les points de l’espace. Là où je suis, je suis centre, et les autres n’ont pour moi de valeur que comme moyen de ma propre jouissauce. L’égoïste ne se rend pas compte clairement à lui-même du système caché dont ses actions sont les applications visibles ; il n’en est pas moins vrai que ses actes postulent une affirmation exclusive de l’universel phénoménisme, de ce système selon lequel, le fond de la réalité étant pour chacun sa jouissance individuelle, tout idéal impersonnel est chimérique. L’égoïste a donc fait, sans le savoir, du symbolisme métaphysique et même du dogmatisme, puisqu’il a tout relié à lui-même comme s’il voulait être pratiquement le principe et la fin, l’alpha et l’oméga de l’univers.