Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/393

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Plus manifeste encore est la métaphysique dans les doctrines de Clifford et de Mme Royer. Cette dernière, d’ailleurs, a le mérite de n’avoir point fait de la métaphysique sans le savoir. Elle a rattaché la question du bien moral à celle du bien universel, et elle a cherché dans l’atome même l’élément du bien, conséquemment aussi l’élément de la moralité. Elle s’avance jusqu’à dire qu’auprès de cette conscience morale inhérente à l’atome sous la forme d’éternité, notre conscience « n’est que ténèbres, illusion, préjugés traditionnels de caste et de nation. » Quant à M. Sidgwick, soutenir avec lui que la morale du bonheur est indépendante des théories sur l’évolution et de l’origine attribuée à nos sentimens sympathiques, c’est comme si on soutenait que la valeur du mahométisme est indépendante de ses origines.

Ainsi la nature du bien, en nous et hors de nous, donne lieu à des questions qui, pour être scientifiquement insolubles, n’en sont pas moins moralement inévitables ; aussi les conjectures, les postulats métaphysiques pénètrent de toutes parts dans la morale naturaliste, même dans celle qui se croit exclusivement positive ou scientifique, et qui enveloppe au fond une métaphysique déterminée, vraie ou fausse. Pourquoi vouloir déguiser ce caractère sous une prétendue indifférence pratique à tout système ? Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom ? Il y a une morale naturaliste, il y a une morale matérialiste, il y a une morale idéaliste, il y a une morale spiritualiste, etc. ; il n’y a pas de morale purement positive, car ce serait une métaphysique positive, chose irréalisable. Les problèmes que nous venons d’indiquer ne sont susceptibles que de solutions probables, non de solutions certaines. Il est commode, sous ce prétexte, de les négliger pour construire une morale prétendue positive ; concédons même qu’il est légitime de les négliger au début de la morale ; mais, quand ils se posent à la fin, il faut savoir les accepter et les aborder. M. Spencer, dans ses Premiers Principes, avait plus ou moins effleuré ces problèmes ; pourquoi ne fait-il plus aucun usage de ses principes premiers dans sa morale, comme si la science des mœurs pouvait se contenter jusqu’au bout de lois secondaires et dérivées ? M. Spencer a écrit un beau livre qu’il appelle les Data de la morale ; on ferait tout un livre avec les postulata et les desiderata de cette même morale. La morale de l’évolution, telle que la présentent aujourd’hui les disciples de MM. Darwin et Spencer, n’est nullement adéquate à ce qu’on pourrait appeler la métaphysique de l’évolution.


IV.

En même temps que la nature intime de la volonté et celle du bien, notre rapport avec nos semblables et avec l’univers se trouve mis en question dans tout problème de moralité proprement dite.