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et évolutionnistes veulent-ils que, pour savoir si nous jouissons et sommes heureux, nous regardions le thermomètre de la société tout entière ; c’est comme si un médecin, pour constater ma propre température, plaçait le thermomètre sous son aisselle et sous celle de mes voisins.

On le voit, après avoir considéré le bien subjectif, qui est le plaisir, la morale évolutionniste et positiviste se trouve entraînée à la considération du bien objectif, qui est pour elle le « maximum de vie. » Mais cette définition, que nous croyons d’ailleurs exacte, soulève immédiatement une nouvelle question : — Que faut-il entendre au juste par la vie ? Est-ce la vie physique, ou la vie intellectuelle ? — Les deux sans doute ; mais n’y a-t-il point alors hiérarchie entre les deux, et parfois opposition ? Dans ce dernier cas, laquelle des deux manifestations de la vie faut-il préférer ? Laquelle, en d’autres termes, faut-il considérer comme un pur symbole, laquelle comme la réalité ? Bien plus, la vie elle-même, en tant qu’organisation corporelle, est-elle le fond de l’existence véritable, ou seulement une forme de l’existence ? Faut-il dire avec Schopenhauer : — « Chacun sent qu’il est autre chose qu’un néant qu’un autre néant a un jour engendré ; de là naît pour lui l’assurance que la mort peut bien mettre fin à sa vie, mais non à son existence ? » — Affirmer que la vie organique est tout l’homme, c’est trancher négativement le problème de l’immortalité, personnelle ou impersonnelle ; cette solution négative peut être la vraie ; en tout cas, c’est une solution métaphysique. M. Spencer n’en dit pas mot, comme si la morale était profondément indifférence à cette question. Cependant, c’est surtout pour les utilitaires qu’elle est intéressante : la définition du bonheur et du plaisir même devra différer selon le système qu’on adopte ; car, une fois accordé que le bien est identique au bonheur, il restera évidemment à savoir si le vrai bonheur, le vrai plaisir, est simplement celui de la vie organique et de l’individualité organique. La conception de la vie humaine, — conception qui, d’après les principes de M. Spencer, ne peut être elle-même que symbolique et inadéquate à son objet, — sera nécessairement différente, en théorie et en pratique, selon qu’on considérera la vie actuelle comme un tout ou seulement comme une partie d’une existence plus longue, d’une existence indéfinie. Mme Clémence Royer s’efforce, avec Spinoza et les partisans du nirvana, de nous consoler de l’immortalité qui nous manque par la certitude de l’éternité qui appartient à nos atomes constituans. Elle nous promet « la quiétude indifférente du repos inorganique, la douce uniformité des sensations élémentaires, » un repos qui alternera « agréablement » avec l’agitation