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de quelque changement plus profond qui s’accomplit dans l’être même, comme le feu Saint-Elme qui couronne le mât d’un navire est le signe de son électricité intérieure ?

On pourrait adresser une semblable question à Clifford. Pour lui, l’intérêt social est un simple « symbole » des intérêts individuels, dans lesquels il se résout ; l’intérêt individuel, de son côté, est un pur symbole des plaisirs particuliers qui en sont les élémens réels. S’il en est ainsi, la doctrine de Clifford donne prise à deux objections capitales. D’abord, en nous demandant de nous sacrifier pour le bien social, objet de la « piété sociale, » vous nous demandez de nous sacrifier pour un pur symbole en oubliant ce qu’il représente, comme un soldat qui se ferait tuer pour le drapeau même et non pour la patrie. Symbole est ici trop voisin d’idole, et la « piété » de Clifford à l’égard du symbole social de nos plaisirs individuels ressemble beaucoup à la piété de ceux qui prennent la statue du dieu pour le dieu même. La « majestueuse figure de l’homme, antérieure et supérieure à toutes les divinités, » n’est-elle point, comme « le grand être, le grand milieu et le grand fétiche » d’Auguste Comte, une divinité aussi suspecte que les autres ? Telle est notre première objection. — Voici maintenant la seconde. Le dieu réel et vivant qu’adore au fond Clifford, c’est-à-dire le plaisir, est-il lui-même certainement le vrai dieu, et ne conserve-t-il plus rien ni de symbolique ni d’idolâtrique ? Pourquoi Clifford, dans sa morale, s’arrête-t-il au plaisir comme s’il avait touché le fond des choses et soulevé le dernier voile du sanctuaire, alors qu’il reconnaît lui-même, dans sa métaphysique, que le plaisir est un simple dérivé, un composé d’élémens plus primitifs, conséquemment le signe d’un certain état de l’être et d’un certain rapport de l’être à son milieu ? Le signe, au lieu d’être de nature intellectuelle, est ici de nature sensible ; le moraliste doit-il pour cela confondre le signe avec la chose signifiée, la traduction avec le texte, en représentant le phénomène du plaisir comme le but suffisant et ultime de la volonté humaine ? Le physicien, lui, se garde de confondre la lumière répandue par une machine à vapeur (lumière qui, selon MM. Spencer, Bain et Clifford, est l’analogue de la sensibilité ou de la conscience) avec le travail utile que la machine accomplit. Le plaisir de l’harmonie n’est pas identique à l’harmonie mathématique des vibrations dans nos organes. Quelque immédiat que soit le rapport du plaisir et de la vie, on aura toujours le droit de se demander si l’effet est ici en proportion constante avec la cause. En admettant que le plaisir soit le thermomètre de la vie, il s’agira de savoir si le thermomètre est exact et le même pour tous. Il ne semble pas que les thermomètres humains marquent toujours le même degré ni chez le même individu, ni d’un individu à l’autre. Aussi les utilitaires