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fois, que nous nous disputons tous deux et dont la conquête exigera peut-être le sacrifice d’un de nous deux. M. Leslie nous dit que cette vérité : « Une mère aime son fils » est purement scientifique. — Oui, mais il n’en est plus de même de cette autre : « Une mère doit aimer son fils, et, s’il le faut, mourir pour le sauver. » Ici, j’ai besoin de savoir ou de conjecturer ce que c’est que l’amour, la vie, le plaisir, le vrai bien, car notre conduite dépendra de nos croyances.

Si le plaisir est le souverain bien, il devra satisfaire absolument toutes nos facultés, non-seulement notre sensibilité, mais encore notre intelligence et notre volonté. Tel qu’il nous est représenté par les écoles utilitaires, évolutionnistes, positivistes, le plaisir satisfait-il complètement notre intelligence ? Non, car l’intelligence n’en pénètre pas jusqu’au fond la nature. Quand je jouis, être intelligent, je voudrais savoir ce que c’est que jouir ; je voudrais, si vous préférez cette façon de parler, ajouter le plaisir de comprendre au plaisir de sentir. Les voluptés qui m’arrivent toutes faites du dehors, les biens qui me tombent je ne sais d’où ne remplissent pas mon idée du bien ni même du plaisir. Le souverain bonheur est de savoir par son intelligence ce qu’est le bonheur, en même temps qu’on en jouit par sa sensibilité. Si je ne le sais pas, il reste, au sens propre du mot, une ombre sur mon bonheur, un doute sur le bien auquel je sacrifie tout le reste. Assurément, cette satisfaction de l’intelligence que je réclame est elle-même un plaisir ; c’est, si l’on veut, un plaisir métaphysique ; mais c’est aussi, par cela même, un plaisir moral. Il faut donc de nouveau reconnaître qu’il y a en nous lutte entre divers plaisirs, les uns intellectuels et moraux, conséquemment objectifs et impersonnels par leur objet, les autres sensibles, conséquemment subjectifs et personnels. Comment choisir sans s’arrêter à quelque postulat métaphysique sur leur nature ? Le plaisir seul, dans ce qu’il a de personnel et de sensible, ne satisfait donc pas l’intelligence, ou, si vous aimez mieux, il ne se satisfait pas lui-même : il voudrait être à la fois personnel et impersonnel, individuel et général, sensible et intelligible ; il devient, dès qu’il se pense, tourment en même temps que plaisir ; il ne peut plus jouir de soi sans mélange dès qu’il a conscience de soi et qu’il voit sa propre limite dans l’individualité : il se voudrait illimité et infini. C’est là ce je ne sais quoi d’amer qui surgit, comme dit Lucrèce, du fond de toute volupté. L’intelligence, en d’autres termes, déborde le plaisir et, l’enveloppant de ses idées universelles ou métaphysiques comme d’une sphère sans fin, le réduit à un point que resserre de toutes parts le désir, par conséquent la souffrance.

Outre la nature et la valeur du plaisir, il faut aussi considérer son origine, et cette troisième question, si on pouvait la résoudre, entraînerait la solution des deux autres. M. Spencer nous dit que « ce qui