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« Tout le monde veut vivre » qu’il tire cette conclusion : « Donc, je veux vivre. » — Le pont purement logique entre l’égoïsme et l’altruisme est aussi impraticable que le pont de Mahomet. Ce qui le prouve, c’est que le moraliste anglais se trouve finalement obligé de faire appel, comme Butler et Paley, au postulat de la sanction divine, pour opérer dans un autre monde la conciliation vainement tentée par sa dialectique. N’est-ce pas là sortir de nouveau de l’utilitarisme véritable pour se réfugier dans les idées transcendantes ? Devoir et Dieu sont des notions également a priori pour ceux qui les admettent, et elles se trouvent égarées comme des étrangères dans tout système vraiment et sincèrement utilitaire.

Ainsi, dans la morale du bonheur, malgré toutes les efforts des utilitaires récens, nous manquons d’une mesure extérieure et supérieure pour apprécier la valeur relative du plaisir personnel et du plaisir d’autrui. Il faut donc chercher une mesure intrinsèque du plaisir, car nous agirons envers autrui, et aussi envers nous, selon la valeur intime que nous aurons attribuée au plaisir, indépendamment du moi et du toi. Par cette voie encore les moralistes du plaisir s’efforcent aujourd’hui de trouver un passage entre l’intérêt et le désintéressement. — Le plaisir d’autrui, disent-ils, peut devenir le vôtre, et par conséquent vous pouvez trouver en vous-même, en vous seul, cette mesure suffisante et intrinsèque des plaisirs que vous réclamez ; en effet, votre intelligence sera satisfaite si vous préférez à votre bonheur celui de la société, à votre moi ce que Clifford appelle le « moi social, » le « moi de la tribu, tribal self. » — Oui, mais ma sensibilité propre sera-t-elle satisfaite ? Mon intelligence même sera-t-elle aussi entièrement satisfaite que vous le prétendez ? Sa faculté de généraliser aura pleine satisfaction, soit ; mais sa faculté de distinguer et d’individualiser, nullement. Vous voilà donc obligés, avec Stuart Mill, de postuler une hiérarchie intérieure, d’abord entre les diverses parties de l’intelligence, puis entre l’intelligence tout entière et la sensibilité, en un mot, entre nos diverses facultés et les plaisirs divers qui en résultent. Le problème ne fait alors que changer de forme sans être résolu ; il passe tout entier en nous, mais il y demeure aussi tout entier : nous avons à choisir entre des plaisirs différens dont la source est en nous-mêmes, mais, ici encore, pour déterminer exactement le superlatif relatif, il faudrait connaître le superlatif absolu : il faudrait savoir ce que vaut le plaisir en soi, indépendamment de la considération des personnes. Et comment, en définitive, savoir ce qu’il vaut en soi si je ne sais pas ce qu’il est en soi ?

Ceci nous amène du problème de la valeur à celui de la nature. Le métaphysicien pourra adresser aux partisans du positivisme moral et, en général, de toute morale exclusivement scientifique, cette